Atteinte d’alzheimer, Sonia Khandjian ne parle presque plus, ne marche plus et ne sait plus qui est son mari. Mais ce dernier tient mordicus à ce qu’elle reste à la maison jusqu’à ses derniers jours. Voilà pourquoi Mme Khandjian reçoit la visite régulière de Hicham El-Asri, travailleur social en soins à domicile. La Presse a suivi le travailleur de l’ombre pendant une journée.

Hicham El-Asri est arrivé au Québec en 2010. Après avoir décroché un baccalauréat en travail social à l’Université de Montréal, le Marocain d’origine a commencé à travailler au CLSC de Bordeaux-Cartierville, à Montréal, en 2014.

Hicham évolue au sein d’une équipe de 165 employés spécialisés en soins à domicile, composée de médecins, de nutritionnistes, d’ergothérapeutes, de travailleurs sociaux et autres infirmières. Ces professionnels combinent leurs efforts pour offrir des services gratuits, principalement aux aînés.

De cette manière, ils leur permettent de rester chez eux le plus longtemps possible. Au Québec, la proportion des aînés (65 ans et plus) atteindra 25 % en 2031, alors qu’elle était de 18 % en 2016, d’après les projections du ministère de la Santé et des Services sociaux.

Mardi dernier, nous avons rejoint Hicham au CLSC à 8 h.

Federica*

10 h. Hicham, très calme, arrive au domicile de Tarek* et Federica*, un couple marié depuis 55 ans. Âgée de 77 ans, Federica n’est pas sortie de son lit adapté depuis deux semaines. Souffrant d’aphasie et d’autres troubles cognitifs, elle ne peut ni parler ni marcher depuis février. Tarek, son proche aidant également septuagénaire, est visiblement heureux de recevoir la visite de Hicham, qui aide le couple depuis quatre ans, dans son appartement non climatisé du quartier Ahuntsic-Cartierville. Une quinzaine de flacons de comprimés traînent sur la table du salon.

Hicham fait le suivi de l’état de santé de Federica, sortie de l’hôpital deux semaines plus tôt. Elle y était pour soigner une vilaine infection urinaire, qui a dégradé son état.

« Elle se rétablit, mais à la vitesse d’une petite tortue », indique son mari. Tarek nous informe qu’elle ne mange plus que mou et liquide : yogourt, jus, boissons protéinées et purée de pommes de terre.

« Je vais la référer à une nutritionniste », lui répond Hicham. Le but : alléger la charge de Tarek, qui doit s’occuper de Federica 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.

Le travailleur social entre ensuite dans la chambre de Federica. Elle lui sourit. À côté du lit, on remarque un lève-personne. Mais il demeure inutilisé : Federica déteste se faire déplacer.

« Elle est bien confortable dans son lit, indique son mari. Elle se sent en paix. »

« C’est ma joie, c’est mon allégresse. Mon cœur, mon corps et mon âme », poursuit-il, dans un élan amoureux.

« Vous êtes tellement dévoué à votre femme que vous vous oubliez », commente délicatement Hicham.

« Ne vous inquiétez pas, lui répond l’homme. Ça va, sérieusement. »

La rencontre de 45 minutes profite davantage à Tarek qu’à Federica. « Il a juste besoin d’un peu d’écoute, explique Hicham. Parfois, les écouter, ça leur fait plus de bien que le service en soi. Quand on prend 10 minutes pour parler avec eux, ça fait toute la différence dans leur vie. Ça n’a pas de prix. »

Sonia

Le travailleur social enchaîne avec une deuxième rencontre, à 11 h, chez un couple de personnes âgées d’origine arménienne. Le CLSC de Bordeaux-Cartierville lui offre 23 services de soins à distance par semaine. Cette fois, c’est Hicham qui réévalue l’état de santé de Sonia Khandjian, 94 ans.

La dame ne peut plus marcher. Elle ne parle presque plus. C’est donc avec son mari, Varoujan Tachdjian, que Hicham discute. M. Tachdjian s’occupe de sa femme depuis plusieurs années, presque sans répit, puisque les deux enfants du couple vivent à l’étranger.

Quelques minutes après l’arrivée de Hicham, la conversation tourne en légère prise de bec à propos des difficultés d’accès à un médecin.

  • Hicham El-Asri arrive au domicile de Varoujan Tachdjian et Sonia Khandjian.

    PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

    Hicham El-Asri arrive au domicile de Varoujan Tachdjian et Sonia Khandjian.

  • Sonia Khandjian, Hicham El-Asri et le mari de Sonia, Varoujan Tachdjian

    PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

    Sonia Khandjian, Hicham El-Asri et le mari de Sonia, Varoujan Tachdjian

  • Hicham et M. Tachdjian ont échangé longuement sur le fonctionnement des soins à domicile.

    PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

    Hicham et M. Tachdjian ont échangé longuement sur le fonctionnement des soins à domicile.

  • Mme Khandjian, 94 ans, reçoit chaque semaine 23 services de soins du CLSC de Bordeaux-Cartierville.

    PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

    Mme Khandjian, 94 ans, reçoit chaque semaine 23 services de soins du CLSC de Bordeaux-Cartierville.

  • Jimmy, le chien de la maison, a assisté à toute la rencontre.

    PHOTO CHARLES WILLIAM PELLETIER, LA PRESSE

    Jimmy, le chien de la maison, a assisté à toute la rencontre.

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« Je ne peux pas l’amener chez le docteur tout seul, elle ne marche plus ! lance M. Tachdjian. Si je veux contacter le docteur du CLSC, qui je dois contacter ? »

« Moi », répond Hicham, qui peut transmettre la demande à une médecin. « Mais ça se peut qu’elle ne soit pas disponible. Elle a déjà des patients de prévus… Elle ne peut pas les annuler pour venir vous voir. »

Jimmy, le chien du couple, assiste à l’échange.

« Imagine-toi une personne proche de toi, dans ta vie. Depuis plusieurs mois, plusieurs années, elle se détériore. Tu veux appeler un docteur, tu ne peux pas. Tu penses que c’est facile ? Tu deviens malade toi-même », rétorque M. Tachdjian.

« Je sais que ça n’est pas idéal pour vous. Je sais que ça ne vous arrange pas », enchaîne Hicham, compréhensif.

Puis l’évaluation reprend. M. Tachdjian confie que sa femme a oublié son existence, en raison de l’alzheimer. « Pour elle, je suis le jardinier », déclare-t-il à Hicham, avant de demander son nom à Sonia, en arménien.

« Je ne sais pas », répond-elle dans la même langue, visiblement perdue.

La rencontre se termine après 90 minutes. « À la prochaine chicane ! », lance M. Tachdjian à Hicham, en riant.

Les services comme celui-ci ne sont pas exceptionnels. Quelques fois par semaine, Hicham doit gérer, en plus des soins, l’exaspération d’individus. Dans ces cas, il devient le médiateur entre les proches aidants et le système de santé.

Sona*

Vers 13 h 30, Hicham se rend chez Sona pour sa troisième et dernière visite du jour. La dame, en perte d’autonomie, vit seule. Elle peine à se lever et à marcher. « Qu’est-ce que je peux faire ? C’est la vie », se résigne-t-elle.

Hicham lui propose des services offerts par le CLSC, notamment des activités dispensées dans l’établissement, en plus de l’aider avec sa paperasse. La rencontre est courte. Après une vingtaine de minutes, le travailleur social retourne au bureau, où il termine son quart de travail en effectuant des tâches administratives.

Au Québec, plus de 20 000 personnes figurent sur la liste d’attente pour recevoir un premier soin à domicile. « C’est sûr qu’on le ressent », indique Hicham.

Il faut investir rapidement pour ne pas être pris dans la vague du vieillissement.

Hicham El-Asri

En attendant, Hicham poursuit sa mission. Le métier le place dans des situations difficiles et stressantes. Il est confronté au suicide, à la maltraitance, à la perte d’autonomie et aux maladies dégénératives. Mais le positif éclipse le négatif. Car pour l’instant, Hicham réussit à se détacher de son boulot lorsqu’il rentre chez lui. « J’ai une famille, elle s’attend à des moments de qualité quand je suis à la maison, donc je dois décrocher », lâche-t-il tout bonnement.

* Prénom fictif, pour protéger son anonymat