Tout l’été, La Presse vous fait parcourir le Québec en vous racontant la vie des rivières. Des histoires humaines, scientifiques ou historiques qui ont toutes une rivière pour attache. Cette semaine : un chapitre de l’histoire renaît avec la rivière Ferrée.

D’abord, le fracas de l’eau qui s’engage dans l’étroit canal. Puis, le tonnerre de l’immense roue de bois qui se met en marche, progressivement, jusqu’à tourner au rythme de la rivière Ferrée. Et les murs de pierre vibrent comme ils vibraient il y a près de 200 ans.

Le moulin de la Seigneurie des Aulnaies est l’un des derniers, au Québec, qui continuent à utiliser la force de l’eau pour transformer les céréales en farine. Des dizaines de tonnes de grain bio passent chaque année entre les deux pierres du meunier Steve Beaulieu, qui fournit boulangers et cuisiniers de la région.

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« Le goût, la saveur, ça change tout, assure-t-il, d’un ton convaincu. Pour vrai, c’est incroyable. Plus jamais je ne vais prendre de farine commerciale, au grand jamais. »

M. Beaulieu, ancien installateur de piscines converti à la meunerie en 2020, doit courir le long du canal pour ouvrir ses vannes et revenir au moulin en même temps que le coup d’eau. Il n’y a pas de temps à perdre : « Ce sont des pierres de silex et de quartz. Un silex, c’est une pierre à feu », explique-t-il, son ton habituellement jovial devenant soudainement sérieux. « Si je manque de grain, si je ne suis pas là, c’est fini. La poussière de farine, c’est très inflammable. »

C’est le prix à payer pour utiliser cette énergie gratuite et fiable, de « fin avril à aller à Noël ». Un barrage en amont lui permet de se garder une réserve d’eau pour les temps secs. Un moteur électrique prend le relais le reste de l’année.

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Le meunier droit ouvrir ses vannes puis courir vers le moulin pour contrôler ses pierres.

Le moulin a vu sa roue – 20 pieds de diamètre et un poids de 11 tonnes – paralysée pendant des années en raison d’un bris. Elle a été complètement reconstruite par deux frères de la région, des passionnés autodidactes. Seuls l’engrenage de fonte et la courroie de transmission ont été conservés.

Quand la roue est repartie l’an dernier, on a eu les larmes aux yeux. C’étaient des émotions très fortes.

Steve Beaulieu, meunier au moulin de la Seigneurie des Aulnaies

Le mastodonte fait environ 10 tours par minute, alors que les pierres du meunier tournent 10 fois plus vite.

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La farine de la Seigneurie des Aulnaies

La farine à l’avant-scène

Le moulin de la Seigneurie des Aulnaies date de 1842, mais on moud le grain à l’endroit où la rivière Ferrée se jette dans le Saint-Laurent depuis au moins 1739.

Les lieux ont été transformés en site touristique au tournant des années 1970. À l’époque, le prolongement de l’autoroute 20 à l’est de Québec avait fait radicalement diminuer la quantité de visiteurs qui passaient par la route 132 et le cœur du village de Saint-Roch-des-Aulnaies. La communauté locale s’est tournée vers la réhabilitation de son patrimoine afin d’attirer des touristes et ils sont venus par dizaines de milliers. La fabrication et la vente de farine jouaient un rôle secondaire.

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Les pierres à moudre du moulin

Cinquante ans plus tard, avec la pandémie et l’engouement pour la fabrication du pain, c’est la farine qui a pris l’avant-scène ces dernières années.

« Je suis venu juste dépanner quand la COVID-19 a commencé en mars et, deux jours après, j’étais tombé amoureux de ça, explique le meunier. Le monde se l’arrachait, c’était fou. Je recevais des commandes, c’était incroyable. »

Linda Pelletier, à la tête d’une petite entreprise de distribution qui porte son nom, charge des sacs de farine dans un petit camion derrière le moulin. « C’était intense et surprenant. L’engouement a été inattendu », se remémore-t-elle, avant de reprendre la route pour effectuer son circuit local. « La production avait de la difficulté à suivre. »

D’autres clients viennent chercher leur farine eux-mêmes. Paul Boutin vient d’acheter une cinquantaine de kilos pour faire son pain. « C’est un beau moulin et ils ont de la bonne farine », dit-il, précisant qu’il devra revenir dans deux ou trois mois pour faire le plein. « Il y a beaucoup de choix. »

L’avenir à l’étage du dessus

La présence d’une technologie millénaire au cœur du moulin n’a pas empêché la corporation qui gère le site d’investir dans du matériel à la fine pointe de la technologie.

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Le nouveau tamiseur du moulin

Depuis quelques semaines à peine, un nouveau système par aspiration permet de faire monter la farine à l’étage supérieur du moulin, où un appareil spécialisé la tamise et sépare ses différents composants.

La fine fleur « est très, très fine et très, très blanche. Elle contient la grosse majorité du gluten », explique Steve Beaulieu, devenu un vrai spécialiste de son métier en quelques années à peine. « Ensuite, j’ai l’amidon, la partie sucrée du grain, et le gru rouge qu’on appelle maintenant le germe de blé. Beaucoup de vitamines et de protéines. Ensuite, j’ai le son. » Les différents types de farine (intégrale, complète, blanche) sont des assemblages de ces éléments.

Le tamiseur s’active en continu, son vrombissement moderne enterré par le bruit sourd mais puissant de la roue.

Autre geste impensable en 1739 : le meunier décroche le téléphone pour appeler son fournisseur de grain, un cultivateur situé à quelques centaines de mètres, sur les anciennes terres de la Seigneurie. « Allô Claudel ? C’est Steve. Vas-tu être bon pour m’amener du grain ? Deux [tonnes] de blé dur de printemps, deux de blé dur d’automne, une de seigle et une de sarrasin. »

Le moulin aura probablement du grain à moudre pour longtemps.