Certains soirs, dans la tente, Rocky faisait de terribles crises de panique. Il se raidissait, cherchant son souffle, les yeux exorbités. Ces soirs-là, Marco Lavoie le serrait très fort dans ses bras. Il le caressait doucement pour le calmer. C'était son berger allemand. Et, de loin, son meilleur ami.

L'homme et son chien étaient seuls au monde, perdus depuis deux mois dans une contrée sauvage du Nord-du-Québec.

L'expédition avait tourné au désastre. Ils étaient tous les deux affamés, frigorifiés. Presque morts. Les crises de Rocky étaient de plus en plus fréquentes, de plus en plus inquiétantes. Marco Lavoie en avait pitié. Il avait du mal à le calmer. « Quand je n'ai plus eu la force de le nourrir, je me suis dit que tant qu'à le laisser souffrir... j'ai abrégé ses souffrances. »

Il l'a tué d'un coup de carabine.

Et il l'a mangé.

C'était il y a plus d'un an, le 11 octobre 2013. Depuis, il n'y a pas une journée où Marco Lavoie n'a pas pensé à son chien. Aujourd'hui, l'homme de 45 ans revient sur l'événement qui a bouleversé sa vie, en entrevue exclusive avec La Presse. Et répond à ses critiques.

Son histoire a fait le tour du monde. Elle a alimenté les rubriques insolites jusqu'au fin fond de l'Afrique. Ses actions lui ont valu un tsunami de commentaires dégoûtés. « Ils doivent euthanasier ce gars pour avoir mangé son chien », a craché un auditeur de tribune radiophonique. « Je préférerais manger mes propres membres que mes chiens », a écrit un internaute dans le Huffington Post. Ils ont été nombreux à déclarer que jamais, au grand jamais, ils ne mangeraient leur cher toutou.

Ils ne savent pas. Ils ne peuvent pas savoir.

Marco Lavoie aimait son chien. Profondément. « C'était comme mon enfant. Je suis un solitaire de nature, je vivais seul en appartement, avec lui. Il m'accompagnait partout, même au travail, dans mon petit bureau. Quand des amis m'invitaient à souper, ils savaient que le chien viendrait avec moi... On était toujours, toujours, toujours ensemble. C'était un compagnon de vie, ce n'était pas rien qu'un chien. »

Marco Lavoie planifiait son expédition de canot depuis trois ans. Il avait l'expérience des longues randonnées en pleine nature. Cette fois, il comptait partir deux mois en solitaire, descendre à son rythme les 230 kilomètres de la rivière Nottaway, au nord de Matagami, jusqu'à la baie James. Pour la liberté. Pour la solitude, aussi. Pour fuir la foule, oublier la machine.

Il a mis son canot à l'eau le 17 juillet. Trois semaines plus tard, un ours a attaqué son campement. L'animal a déguerpi avec son baril de provisions. Marco Lavoie ne s'est pas inquiété. Il avait encore son matériel, des trappes, deux carabines pour chasser. Il a continué sa descente.

Plus tard, il s'est blessé à une cheville. Les rapides étaient violents sur la rivière et le portage, difficile sur les berges escarpées. Marco Lavoie a décidé de s'arrêter un mois, le temps que sa blessure guérisse. Impossible de faire autrement.

Il ne paniquait pas, convaincu qu'il pourrait bientôt reprendre sa route. Jusqu'à ce qu'une mauvaise chute lui brise le coccyx. « C'était fini, je ne pouvais plus bouger. Quand je tentais d'enjamber quelque chose, c'était douloureux, pas endurable. Je fouillais autour du campement et je mangeais ce que je trouvais, des champignons, du lichen, des écureuils, des perdrix. Mais je ne trouvais pas assez de nourriture pour compenser l'énergie que je dépensais pour la chercher. Ça ne marchait pas. Je me voyais dépérir. »

Il n'avait plus d'allumettes, plus de feu. Ses bottes étaient gelées. Alors, il est passé en mode survie, obsédé par une seule idée : limiter au maximum sa dépense d'énergie. « C'était vivre ou mourir. À chaque décision que je prenais, c'est ma vie qui était en jeu. »

Il n'avait plus que la peau sur les os. Comme un prisonnier d'Auschwitz. Il avait perdu 81 livres, presque la moitié de son poids. Il s'est mis à réfléchir à la mort. À ses deux enfants de 24 et 22 ans. « Je pensais à tout ce que j'allais perdre. Je ne verrais pas mes petits-enfants, je ne serais pas là pour eux. Être affamé, c'était moins souffrant que cette pensée. »

Mais le pire, ç'a été Rocky, admet-il. « Quand je l'ai tué, ce n'était pas pour le manger, c'était pour mettre fin à ses souffrances. Ensuite, tant qu'à mourir... j'allais mourir aussi, alors je l'ai mangé. Ça n'a pas été facile. »

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Pas facile, mais pas étonnant non plus, du moins aux yeux des experts en survie en forêt. « Quand ton corps en est rendu à manger ses propres protéines, que tu vois tes muscles dépérir parce que tu les manges par en dedans, tu peux manger n'importe quoi. N'importe quelle nourriture, ça passe, à ce point-là », dit André-François Bourbeau, fondateur du Laboratoire d'expertise et de recherche en plein air à l'Université du Québec à Chicoutimi.

M. Bourbeau rappelle que l'histoire du Canada est pleine d'explorateurs du Grand Nord forcés de manger leurs chiens de traîneaux. Il doit s'écouler de 35 à 40 jours de jeûne avant qu'un être humain ne se décide à ingurgiter ce qui, en temps normal, le rebuterait. Mais, une fois franchie cette limite, tout le monde le fait. « N'importe qui sur Terre va manger n'importe quoi avant de mourir. Personne n'y échappe. C'est documenté. Dans la littérature, il y a une vingtaine de cas de naufragés qui ont mangé leur propre conjoint. »

M. Bourbeau estime que Marco Lavoie a pris une décision rationnelle, la seule possible. Cela ne la rend pas moins déchirante. « C'était certainement l'une des pires décisions qu'il ait eu à prendre de sa vie, dit-il. C'est un drame épouvantable, et on n'a pas à le juger ni à monter sur ses grands chevaux parce que dans nos sociétés, c'est considéré comme une pratique inacceptable. »

Sur le web, Marco Lavoie a épluché les commentaires acerbes des internautes. Un exercice qui ne l'a pas laissé indemne. « Ça m'a perturbé, parce que les gens critiquent sans savoir ce qu'ils disent. Ils sont assis dans leur salon, le frigidaire plein. Moi, j'étais en mode survie pendant 86 jours, sans nourriture, à me débrouiller. Je n'avais pas beaucoup d'options. »

Il en veut aussi aux journalistes qui ont déformé, amplifié ou carrément inventé des bouts de son histoire. « Ils ont dit que j'avais tué mon chien avec une roche. C'est faux. Ils ont dit que je l'avais tué après trois jours, après l'attaque de l'ours. C'est faux. Je l'ai tué après 60 jours parce que je n'étais plus assez fort pour le nourrir. »

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Marco Lavoie dénoue sa cravate et tire le collier qu'il porte sous sa chemise blanche. On dirait un collier traditionnel amérindien. Au bout d'une lanière de cuir pendent trois larges crocs : ceux de Rocky. « C'est tout ce qui me restait de lui. » En souvenir de son chien, et peut-être aussi en hommage, il le porte en permanence.

« Souvent, je me demande s'il aurait tenu 20 jours de plus, jusqu'à l'arrivée des secours. Peut-être que oui, mais alors, c'est moi qui n'aurais pas duré. C'était l'un ou l'autre. » En mourant, Rocky lui a sauvé la vie.

Marco Lavoie ne regrette pas son geste. Parce que ce serait regretter d'être en vie. Mais il est triste, immensément triste. Il n'a pas fait son deuil. « Tout me fait penser à lui : un écureuil, parce que les écureuils le rendaient fou; un chien qui sort la tête d'une voiture; la première neige qui vient de tomber, parce qu'il adorait jouer dans la neige. C'est comme si j'avais perdu un enfant. Je pense au plaisir qu'on aurait eu ensemble, mais qu'on n'aura jamais plus. Un jour, je vais le remplacer, mais la barre est haute. C'était plus qu'un chien. »