Les délinquants sexuels devraient-ils avoir droit à des visites conjugales dans les unités de visites familiales privées, les roulottes dans le jargon, au même titre que les autres détenus pendant qu'ils purgent une peine de prison? Le cas de Stéphane Duperron, un violeur récidiviste qui demande au tribunal de forcer les services correctionnels à lui accorder des moments intimes avec sa conjointe, lance le débat.

Stéphane Duperron est un violeur en série. Il a fait une douzaine de victimes depuis les années 80. Il purge sa troisième peine de prison et attend une quatrième sentence pour une agression sexuelle récente. Il risque d'être déclaré délinquant dangereux. Et depuis quelques années, il a une amoureuse.

Duperron devrait-il avoir le droit à des séjours dans les unités de visites familiales privées, communément appelées les roulottes conjugales, pour vivre des moments intimes avec sa conjointe durant son incarcération? Le service correctionnel du Canada a tranché que non. Trop dangereux.

Déterminé, le détenu s'adresse maintenant à la Cour fédérale pour, dit-il dans sa requête, faire respecter ses libertés fondamentales. Un cas unique qui pourrait faire jurisprudence, selon son avocat Pierre Tabah.

Le délinquant, qui aura bientôt 50 ans, a rencontré sa femme en 2006. Il était derrière les barreaux. Elle faisait du bénévolat. Ils forment officiellement un couple depuis 2009.

À l'époque, il venait d'être libéré d'office au deux tiers d'une peine de 18 ans de pénitencier et il vivait en maison de transition. Il voyait souvent sa copine.

Un soir de l'été 2010, il a récidivé, frappant, menaçant de mort et agressant sexuellement une femme de 20 ans qui faisait son jogging dans un parc de Montréal avant de la forcer à laver les traces de son ADN dans une piscine privée. Il s'est fait prendre. Six mois après sa sortie, il était de retour sous les verrous. La Couronne tente maintenant de le faire déclarer délinquant dangereux.

Son amoureuse ne l'a pas lâché. Non seulement elle le visite régulièrement, mais elle est prête à passer du temps seule avec lui dans la roulotte conjugale malgré son lourd passé criminel.

Les services correctionnels s'y opposent fermement. Depuis 2011, ils ont refusé plusieurs fois à Stéphane Duperron l'accès aux unités de visites familiales privées. «Votre conjointe ne connaît pas tous les détails de votre dynamique criminelle», lit-on dans une lettre déposée en preuve. La femme fait de «l'aveuglement volontaire», lit-on dans un autre document. Elle est jugée trop vulnérable et lui, trop imprévisible pour permettre un tête-à-tête, tranchent des évaluations. «Une extrême vigilance devra être portée à leur relation étant donnée la nature des délits de monsieur Duperron», est-il écrit.

Lettre d'aveux

Lorsqu'il a su qu'on lui reprochait de ne pas avoir tout dit à sa copine, le détenu a pris les grands moyens, il lui a écrit une longue lettre manuscrite dans laquelle il a détaillé le gros de ses crimes. Il n'a pas été avare en détails scabreux.

«Ils refusent ma roulotte parce que d'après eux, tu ne connais pas toutes mes charges. Alors sur la prochaine page, je vais te raconter toutes mes charges, comme ça ils ne pourront plus se défendre avec ces conneries, dit-il. J'aimerais beaucoup que dans ta prochaine lettre, tu me dises ce que tu penses de tout ça, et surtout, ce que tu en comprends et comment tu vis avec ça.»

La réponse ne s'est pas fait attendre.

«Comment va l'homme qui occupe mes pensées? [...] Une chose est sûre. Dans mon chez-moi, tu auras ta place. [...] Depuis longtemps, je sais que tu as agressé des femmes. Comme tu le sais, je ne suis pas en accord. Mais je me dis, il doit avoir une raison depuis le début. Je me dis, je ne suis pas la victime alors pourquoi lui en voudrais-je? Car à tes côtés, je vis tout le contraire et tu es actuellement puni pour tes gestes passés.»

Ça n'a pas suffi pour rassurer les autorités.

Dans sa requête déposée à la Cour fédérale, Duperron dénonce des erreurs, notamment dans l'évaluation du risque qu'il pose. Il affirme que le service correctionnel brime ses libertés fondamentales et prétend que le refus est injustifié.

Le hic, c'est que l'homme a eu droit à quelques visites conjugales tout juste après son arrestation en 2010 lors de sa récidive. Visites qui se seraient bien passées. Puis le Service correctionnel s'est ravisé. «Son dossier n'a pas changé. Il avait le droit aux visites avant, et plus maintenant. C'est certain que mon client n'a pas le dossier le plus sympathique, mais on ne voit pas dans quelle logique le Service correctionnel a pris cette décision basée sur exactement les mêmes faits qu'avant», note Me Tabah. C'est sur cet enjeu qu'il basera sa défense.

La feuille de route de Duperron

Années 80: Duperron agresse sexuellement une douzaine de femmes aux quatre coins du Québec. Il est arrêté et emprisonné.

1997: Stéphane Duperron est arrêté 10 jours après s'être évadé d'un fourgon cellulaire, au palais de justice de Sorel. Durant sa cavale, il a agressé sexuellement cinq femmes.

2009: L'homme est libéré d'office au deux tiers d'une peine de 18 ans de pénitencier. Il vit en maison de transition.

2010: Le violeur récidive. Il frappe, menace de mort et agresse sexuellement une femme de 20 ans qui faisait son jogging dans un parc de Montréal avant de la forcer à laver les traces de son ADN dans une piscine privée.

Stéphane Duperron

De rares cas devant les tribunaux

Les cas comme celui de Stéphane Duperron sont très rares devant les tribunaux, d'où l'importance que pourrait avoir son recours.

En 2007, un juge de la Cour fédérale a refusé d'infirmer la décision des services correctionnels, qui empêchaient depuis 2004 un violeur d'avoir des visites dans la roulotte avec sa femme. La direction du pénitencier avait évalué que Donald Russel, coupable de vol qualifié, d'agression sexuelle armée, de séquestration et de vol qualifié et d'agression sexuelle, «présentait un risque élevé de récidive, et que, étant donné que la violence sexuelle semblait être l'élément [de son] profil de délinquant, il convenait de rejeter sa candidature». Il était sur la liste d'attente pour suivre un programme de prévention de la violence familiale, obligatoire avant d'avoir droit aux visites, mais ne souhaitait pas attendre.

En 2003, la Cour a contredit la décision des services correctionnels d'interdire à un détenu des visites privées parce que même si des rapports de police laissaient entendre qu'il avait commis des infractions sexuelles sur plusieurs victimes, il n'avait pas officiellement été reconnu coupable. Patrick Edwards purgeait une peine d'emprisonnement de 10 ans pour tentative de meurtre, agression armée et rapt ainsi que pour avoir proféré des menaces à l'endroit de son ancienne amie. Les autorités carcérales voulaient forcer l'homme à subir une évaluation dont font l'objet les délinquants sexuels avant de lui accorder des visites. Il avait refusé.

Qu'en pensent les experts?

Nous avons demandé l'avis de deux experts sur la question. Réponse en trois temps.

Amour aveugle

«Malheureusement, trop souvent, les personnes qui visitent n'ont pas toutes les informations concernant le détenu. Elles n'ont pas accès au casier judiciaire ni aux dossiers de suivi. Alors elles s'embarquent pour aider et sauver quelqu'un au passé dont elles ne savent pas tout. Il faut s'assurer que la personne comprend le parcours [du criminel] et connaît les risques [d'une visite]», note Arlène Gaudreault, criminologue et présidente de l'association de défense des droits des victimes Plaidoyer-Victimes.

«Qu'une femme avec une sexualité saine veuille avoir une relation avec un individu semblable, c'est assez particulier, ajoute le sexologue clinicien expert en délinquance sexuelle Mario Larivée-Côté. Dans sa tête à lui, le sexe, c'est quelque chose d'assez hard et ça peut se traduire dans son comportement.»

Sécurité avant tout

«Il faut faire très attention dans les cas où le détenu a une histoire de violence envers les femmes ou qu'il est récidiviste, croit Arlène Gaudreault. Le Service correctionnel est responsable de la sécurité des visiteurs. Si on estime qu'il y a des risques, il faut y aller avec beaucoup de précautions. Surtout lorsque les personnes se sont rencontrées alors que le détenu était déjà en prison. C'est difficile d'évaluer dans quelle mesure la conjointe le connaît et quel est le rapport entre les deux. Si ça se passe mal [durant la visite conjugale], est-ce que la femme va être ouverte et en parler au personnel?»

«Il faut être plus sévère avec les détenus qui ont commis des crimes sexuels. On doit être vigilant et s'assurer que la conjointe ne va pas là pour subir quelque chose de désagréable», prévient Mario Larivée-Côté. 

Roulottes: oui ou non?

«Oui pour les délinquants sexuels, mais pas pour les récidivistes ou les délinquants dangereux, tranche Mario Larivée-Côté. Il faut que ça soit dans un but de réadaptation. Si ça permet aux intervenants d'utiliser la roulotte comme un milieu d'observation qui va permettre d'encadrer la relation du détenu avec sa femme et d'en discuter après, ça peut être bénéfique. Mais il faut que le détenu accepte de parler de son expérience pour que ça serve à quelque chose.»

«Oui avec beaucoup de discernement. On ne peut pas empêcher les gens de se voir, mais si on a affaire à quelqu'un qui n'a pas réglé tous ses problèmes, ça peut déraper. Ça ne veut pas dire que ça doit être exclu. Il y a des gens qui ont suivi des programmes de réadaptation, qui ont changé, qui veulent s'en sortir. Mais de l'autre côté, il y a les autres. C'est difficile parce qu'on n'a pas de boule de cristal», dit Arlène Gaudreault.