Dans le meilleur des mondes possibles, le nouveau pont Champlain serait déjà ouvert à la circulation depuis 2015. Mais Ottawa n'est pas le meilleur des mondes possibles, comme le rappelle douloureusement un rapport du Vérificateur général (VG) du Canada rendu public hier.

Le nouveau pont n'ouvrira qu'en décembre 2018. Et encore, il faudrait un miracle pour que cela se produise. Son ouverture, estiment des sources de La Presse, sera vraisemblablement reportée au printemps prochain. Après trois ans de travaux, il n'est terminé qu'à 75 %.

Les leçons du rapport du VG ne concernent pas que le passé un peu tourmenté du pont actuel. Il nous en apprend aussi un peu sur l'avenir du nouveau pont, qu'il faudra bien entretenir. Or, le choix du gouvernement Trudeau d'annuler le péage qui devait y être imposé fera perdre aux Canadiens un total de 3 milliards qui auraient permis de financer son entretien futur. Qui paiera donc pour cette facture, si ce ne sont pas ses usagers ?

En définitive, la saga du pont Champlain, du passé jusqu'au futur, aura coûté plus de 3,5 milliards au Trésor fédéral - en plus des 4 milliards investis pour son remplacement. Un beau gâchis.

QUATRE ANS DE RETARD

Commençons par le passé. Le pont Champlain, inauguré en 1962, a été mal conçu et mal construit. Il avait à peine 25 ans, au milieu des années 80, que ses poutres commençaient déjà à se fissurer. C'était connu, documenté.

En 2004, le gestionnaire du pont, la société Les Ponts Jacques Cartier et Champlain Incorporée (PJCCI), a fait part de ses préoccupations au ministre des Transports du Canada. Silence radio à Ottawa.

Mais la révélation la plus étonnante du rapport rendu public hier concerne une analyse financière réalisée en 2006. Sa conclusion, on ne peut plus claire, est inscrite au rapport d'entreprise de 2006-2007 de PJCCI. Le Vérificateur général la résume ainsi : « Il serait plus rentable de remplacer le pont que de continuer de le réparer. »

C'est à ce moment-là, estime le Vérificateur général, que la décision de remplacer le pont Champlain aurait dû être prise par Ottawa, d'autant plus que les factures nécessaires à des réparations urgentes ne cessaient de gonfler. En comptant huit ans pour la planification, la conception, la sélection du constructeur et la construction de l'ouvrage, le nouveau pont Champlain aurait été ouvert à la circulation... en 2015.

Au lieu de cela, la décision du gouvernement Harper de remplacer le pont Champlain ne sera prise qu'en 2011, quatre ans plus tard, alors qu'il était devenu bien évident que le pont actuel était irrécupérable.

Ce retard, estime le Vérificateur, aura coûté au moins 541 millions aux Canadiens : 306 millions injectés en pure perte dans des travaux de réparations pour maintenir le pont ouvert entre 2015 et aujourd'hui ; et 235 millions qu'Ottawa versera aux constructeurs du nouveau pont pour compenser des coûts de transport additionnels, parce que le pont est devenu trop fragile pour supporter le passage de ses camions.

LE MIRACLE ATTENDU

Ce qui nous amène au présent. Le nouveau pont Champlain est en construction depuis 36 mois. Il est aujourd'hui achevé à 75 %.

Pour respecter son échéancier, le consortium Signature sur le Saint-Laurent (SSL) devra réaliser le quart des travaux prévus en six mois.

Selon des sources du milieu de l'ingénierie consultées par La Presse, personne n'y croit vraiment.

La moitié des 600 poutres de la superstructure n'ont pas encore été installées. Le tablier du pont, qu'on installe à mesure qu'on achève d'installer les poutres, n'est terminé qu'à 16 %, et pas moins de 1400 de ses pièces préfabriquées en béton ne sont pas encore construites. De plus, il faudra bien l'asphalter, ce tablier, et installer une membrane d'étanchéité. Ce ne sont pas des opérations qu'on fait en décembre. Selon les règles en vigueur au ministère des Transports du Québec, à titre d'exemple, on ne pose plus d'asphalte dans la région de Montréal après la mi-novembre. Le résultat est la plupart du temps déplorable. Et à recommencer.

Sans parler des chevêtres. Ces immenses pièces d'acier en forme de « W », qui soutiennent la superstructure, devaient toutes être installées à l'été 2017. Il en manque toujours un, qui n'a pas encore été fabriqué. Et il en reste 11 à installer avant de pouvoir y poser des poutres.

La construction de la travée principale, au-dessus de la voie maritime, procède aussi plus lentement que prévu. Elle devait être terminée ce printemps. Il en reste 20 % à construire.

Selon les sources de La Presse, la construction du pont ne sera probablement pas finie avant le printemps 2019. Dans son rapport, le Vérificateur général conclut que l'échéancier du 21 décembre 2018 « semble très ambitieux ».

Hier, les porte-parole du consortium Signature sur le Saint-Laurent, ainsi que le ministre de l'Infrastructure et des Collectivités du Canada, Amarjeet Sohi, ont réitéré leur objectif de livrer un pont fonctionnel quelques jours avant Noël.

30 ANS DE PÉAGE À RÉCUPÉRER

Cela dit, une fois livré, il faut bien l'entretenir, ce pont de 4,2 milliards. Lorsque le contrat a été signé entre le consortium et le gouvernement du Canada, il était prévu que le pont soit à péage, que les revenus soient encaissés par Ottawa, et que celui-ci signe un chèque tous les mois à SSL pour l'entretien du pont et la perception du péage.

Or, à son arrivée au pouvoir, le gouvernement libéral de Justin Trudeau a annulé le péage. Il privera ainsi le trésor fédéral d'une somme estimée par le Vérificateur à 3 milliards sur 30 ans, soit une moyenne de 100 millions par année.

Cette annulation du péage aura de lourdes conséquences - et pas seulement financières, dit le Vérificateur. Elle devrait faire augmenter de 20 % la circulation quotidienne sur le pont. Cette augmentation de la circulation accélérera l'usure du pont, qui se traduira par des coûts d'exploitation et d'entretien plus élevés. Et qui donc assumera ces coûts augmentés, si le péage n'est plus en vigueur ?

« Au moment de la publication du présent rapport d'audit, indique le Vérificateur général, les parties étaient en voie de finaliser les négociations sur le mécanisme d'indemnisation du partenaire privé pour l'augmentation de la circulation des poids lourds et les répercussions globales de ce changement. »

Il reste donc encore quelques factures à découvrir avant que la saga du pont Champlain n'arrive à son terme, et qu'elle ait révélé tous ses coûts.