«Moi, c'est ici que ma perspective sur la mode a commencé», lance Corey Shapiro. «Ici, c'était rempli de gens qui l'avaient l'affaire. Les modèles d'entrepreneurs prospères qui m'ont toujours inspiré, c'est d'ici qu'ils viennent.»

Shapiro est un jeune homme d'affaires à la fin de la vingtaine qui a lancé Vintage Frames Company, une société de vente de lunettes anciennes sur l'internet dont le succès de niche international impressionne. Il a grandi quelque part entre Côte-Saint-Luc et Snowdon, dans l'ouest de la ville. Et ce lieu mythique où se sont enregistrées toutes ses références cool masculines imbibées de succès et de charisme est un restaurant éclairé aux néons, fondé en 1946, mais d'un beige saumoné révélant des rénovations au pire des années 80-90.

C'est le Deli Snowdon.

Oui, un lieu consacré à la viande fumée, où les connaisseurs fuyant les files d'attente et les touristes vont chercher leur «smoked meat», «old fashioned», avec moutarde bien jaune, cornichons bien salés et tendre pain au carvi.

Shapiro adore ce deli du boulevard Décarie (angle Isabella), qu'il a beaucoup fréquenté dans son enfance, quand il y allait avec son grand-père pour le petit-déjeuner. Là, il rencontrait ces hommes d'affaires avec leurs belles grosses voitures et leurs grosses montres, des images qui sont restées ancrées dans sa tête. En fait, il aime tellement tout cet univers de souvenirs des années 80 que lorsqu'il s'est associé avec un fabricant de lunettes pour lancer une collection de modèles neufs mais totalement inspirés de vieilles montures, c'est dans l'imagerie du Snowdon Del de son enfance qu'il est allé puiser. «Le deli, c'est le point de départ de ma représentation du succès. Et le succès en affaires, c'est aussi une référence dans les modes du monde du rap», explique-t-il. Rappelez-vous les looks de Run DMC. Pensez Cadillac blanche, chaînes en or, gourmettes...

La nouvelle ligne de lunettes de Shapiro s'appelle donc Ultra Goliath 2 Snowdon Deli Edition. Les montures sont larges, au carré arrondi, imposantes. Cee-Lo Green en a une paire. Perez Hilton aussi, tout comme Lady Gaga et Snoop Dogg. Si vous en achetez une paire, à 500$ ou plus, on vous donnera en plus un karnatzel, un saucisson à l'ail, venant du Deli.

L'univers de Shapiro est à des lieues de celui d'Ian Morantz, fils d'Abe Morantz, un des fondateurs du fameux delicatessen, où on trouve aussi des sandwichs pas de croûte fort populaires, ainsi que de la soupe aux boulettes de matzo et des latkes, croquettes de pommes de terre typiques de la gastronomie ashkénaze.

«Non, je ne porte pas les lunettes, mais je vois tout à fait ce qu'il veut dire», lance-t-il en parlant du jeune Shapiro. Aujourd'hui, la publicité que lui apportent ces lunettes le fait beaucoup sourire.

Morantz est encore aux commandes du restaurant démarré par son père et son oncle Joe, quand les deux hommes sont revenus de la guerre. «Mon père a été blessé et il a passé six mois dans un hôpital en Angleterre avant de revenir avec un chèque de 1000$ en poche.»

Les frères ont songé brièvement à prendre l'argent pour lancer une manufacture de vêtements, mais ne pouvant trouver de machines à coudre - toutes avaient été réquisitionnées pour l'effort de guerre - ils se sont rabattus sur la restauration, un univers qu'ils connaissaient un peu puisqu'ils avaient tous deux travaillé chez un beau-frère, Ben Ash, lui aussi propriétaire d'un deli sur le chemin Côte-Saint-Luc. «Quand ils se sont installés sur Décarie c'était une rue à trois voies, avec un tramway», relate Ian Morantz. Les quartiers de la Côte-des-Neiges et Snowdon étaient encore très agricoles. «C'était au milieu de nulle part. La communauté juive était dans le Mile-End. Tout le monde disait: vous êtes fous.»

Une critique du New York Times

Avec les années, toutefois, non seulement le deli a-t-il prospéré, mais il est devenu un point de rencontre de la communauté. Chez les gens d'affaires de la communauté juive ashkénaze, celle qui a fini par s'installer à Hampstead et à Côte-Saint-Luc, le petit-déjeuner au Snowdon Del' était un incontournable. Si vous y allez, demandez à Jimmy de vous raconter. Il y travaille depuis 48 ans.

Le restaurant est aussi devenu, durant les années 60, le lieu de prédilection d'une jeune pensionnaire américaine du Collège Marie-de-France, situé non loin, sur le chemin Queen-Mary. La jeune femme est par la suite retournée aux États-Unis, mais a gardé des souvenirs marquants de Montréal, dont ces sandwichs du Snowdon Del' qu'elle mentionne dans sa biographie, Tender to the Bone. Oui, même Ruth Reichl, journaliste, ex-critique de restaurant au New York Times, ex-rédactrice en chef de Gourmet a fréquenté le Deli Snowdon, son saumon fumé, sa soupe au poulet et sa viande fumée.