La commission Charbonneau entreprend sa pause estivale. Si l'intérêt pour l'enquête s'est essoufflé, ses travaux demeurent incontournables. Retour sur la commission en textes et en chiffres.

Prenez des entrepreneurs qui pratiquent la collusion, mélangez-y des fonctionnaires corrompus, ajoutez des politiciens qui affirment ne rien avoir vu, saupoudrez d'écoute électronique et mettez le tout à la télévision pendant deux ans: vous obtiendrez une longue, mais nécessaire thérapie collective.

La commission Charbonneau a ajourné hier ses audiences publiques pour l'été. Les travaux reprendront à l'automne, entre autres avec des témoignages d'experts sur les mesures à prendre pour corriger les failles découvertes, avant que les commissaires se retirent pour rédiger leur rapport, attendu en avril 2015.

La Presse a profité du début de la pause estivale pour interroger cinq spécialistes sur leur bilan de deux ans de témoignages. Malgré un essoufflement de l'intérêt suscité par les travaux de la Commission, les spécialistes constatent que l'enquête publique s'est avérée fort utile.

Entre intégrité et aveuglement

- André Lacroix, professeur d'éthique à l'Université Sherbrooke

«Je retiens que ç'a été une belle thérapie collective. La commission Charbonneau a fait la preuve, malgré toutes les critiques que les uns et les autres vont pouvoir lui adresser, qu'une enquête publique était nécessaire pour crever l'abcès sur les excès des dernières années», dit André Lacroix.

Le professeur d'éthique estime que les travaux de la Commission remettent en question «pas tant l'intégrité de la classe politique, mais à tout le moins son aveuglement à l'égard de certaines pratiques. Ce n'est pas tout le monde qui trempait dedans, mais c'est évident qu'à peu près tout le monde le savait, sinon le soupçonnait, mais très peu ont fait vraiment quelque chose pour l'empêcher», résume-t-il.

«Souvent on entendait: «Oui, mais c'était légal.» Tranquillement, on a commencé à entendre que ce n'est pas parce que c'est légal que c'est acceptable. Il y a une prise de conscience de la classe politique qui est importante: on ne peut pas juste s'en remettre à la ligne légale pour arbitrer nos actions.»

Une baisse d'intérêt

- Me Simon Ruel, procureur à plusieurs commissions d'enquête, auteur de The Law of Public Inquiries in Canada



Après deux ans d'audiences publiques, l'intérêt pour les travaux de la Commission a fini par s'estomper, constate l'avocat. «On est revenu souvent sur les mêmes thèmes. On a beaucoup parlé de financement électoral. Ç'a été couvert par certains témoins, puis on est revenu avec d'autres témoins, d'autres ingénieurs qui répétaient toujours la même histoire.»

Après un départ canon, les audiences ont été moins percutantes depuis l'hiver dernier, souligne Me Ruel. «Après le crime organisé, la corruption à Montréal, on a entendu des choses moins spectaculaires par la suite. Peut-être que le public a eu une certaine déception, l'impression qu'on avait moins d'informations.»

Malgré tout, l'enquête publique s'est avérée fort utile, estime l'avocat. «C'est clair que la Commission a été très utile pour identifier des stratagèmes d'activités douteuses et, surtout, pour les rendre publics. Les enquêtes policières n'aboutissent pas toujours, et même s'il y a des accusations déposées, il y a souvent des plaidoyers de culpabilité et on ne sait pas quels sont les problèmes.»

Me Ruel estime qu'il est normal que certaines zones d'ombre persistent. «Il y a tellement de choses à couvrir qu'il fallait sélectionner les cibles. La Commission ne pouvait pas couvrir tous les organismes publics, toutes les municipalités. On a quand même une bonne idée du portrait général dans l'industrie de la construction.»

Éclaircissements sur les zones d'ombre

- Charles-Maxime Panaccio, professeur à la faculté de droit de l'Université d'Ottawa

Baisse du coût des contrats, assainissement des moeurs politiques: le Québec en a eu pour son argent avec la commission Charbonneau, tranche Charles-Maxime Panaccio. Et ce, même si des problèmes de collusion et de corruption risquent inévitablement de faire de nouveau surface. «Ce n'est pas parce que la commission Charbonneau, l'UPAC ou la commission Gomery n'ont pas éliminé toute la corruption que ça n'a pas d'effet. C'est comme penser que le Code criminel est inefficace parce qu'il n'éradique pas les crimes.»

Principale déception: Charles-Maxime Panaccio estime que la Commission n'est pas allée aussi loin dans son volet provincial que la «percée» réussie au municipal. «Ce qu'on a pu relever comme de la corruption très claire au municipal, on n'a pas été capable de le faire au provincial. On a des indices, mais pas de preuves directes.»

Le professeur évoque plusieurs hypothèses pour expliquer ce résultat: la collusion et la corruption étaient-elles plus difficiles à l'échelle provinciale? Les enquêteurs ont-ils échoué à trouver des témoins prêts à briser la loi du silence? La Commission a-t-elle mal géré son temps? Les enquêtes criminelles en cours ont-elles limité la CEIC? «Ce serait bien que la Commission s'explique à cet égard», affirme M. Panaccio.

De la même manière, l'enquête publique devrait expliquer le peu de temps consacré aux sociétés d'État, comme Hydro-Québec, estime le professeur de droit. Autre attente: la Commission doit impérativement entendre publiquement l'entrepreneur Tony Accurso. «Si c'est nécessaire, il faudrait accorder une prolongation à la Commission simplement pour l'entendre, même s'il se rend en Cour suprême trois fois.»

Malaise dans le traitement de certains témoins

- René Villemure, éthicien

Même s'il se dit convaincu de la nécessité d'une enquête publique, l'éthicien René Villemure ressort profondément critique à la suite des deux années d'audiences publiques. «Il y a eu des inégalités, des iniquités de traitement entre certains témoins. On a été complaisant avec certains, alors qu'on a traité d'autres avec dédain. On avait l'impression par moments qu'on était en train de les juger», déplore-t-il.

René Villemure cite en exemple les témoignages de l'ex-ministre Nathalie Normandeau et de l'ex-président de la FTQ Michel Arsenault. La première a été interrogée moins d'une journée, sur un ton courtois, tandis que le second a été durement grillé pendant quatre jours, souligne-t-il. Il garde un profond malaise du claquement de doigts que la procureure en chef a fait entendre pour interrompre l'ex-chef syndical.

L'éthicien critique également le «petit côté cirque» qu'a pris par moments l'enquête publique. «Il ne faut pas confondre une téléréalité avec une commission d'enquête. Certains interrogatoires étaient plus spectaculaires qu'autre chose.»

Une politique malade, un Québec en santé

- Marc-Antoine Dilhac, professeur de philosophie à l'Université de Montréal

Autant la commission Charbonneau a révélé un côté sombre de la politique québécoise, autant elle démontre que la démocratie québécoise est en santé, conclut Marc-Antoine Dilhac. «À la fin, j'imagine qu'il y a un sentiment de dégout de la part des citoyens, qu'on en a jusqu'à la nausée des révélations. C'est peut-être le défaut d'une commission créée sur un aussi long terme. Au lieu de cibler certains dossiers sur six mois, enquêter sur plusieurs années pose le problème d'une surabondance d'information.»

«Ça risque d'éclipser que la Commission montre quand même la santé politique et sociale du Québec. La corruption est souvent associée à la maladie. C'est un symptôme, c'est vrai, de quelque chose qui ne va pas bien, mais la Commission est un remède. Le Québec a su regarder de front son problème, alors que la France en est incapable», illustre ce Français d'origine.

Les audiences de la commission Charbonneau auront également contribué à déboulonner le mythe de la pomme pourrie, estime celui qui dirige un groupe de recherche sur la corruption au Centre de recherche en éthique. «La Commission a démontré que la corruption est d'abord le fait d'un système plutôt que d'individus isolés, malintentionnés, vicieux, bref, de pommes pourries.»

Les travaux en quelques chiffres

Découvrez combien de fois certains mots ont été prononcés devant les audiences. Deux ans de commission, c'est beaucoup...

... de malversations



«collusion» 2795

«corruption» 358

«éthique» 74

... de cadeaux



«voyages» 1728

«hockey» 585

«bouteilles de vin» 108

... d'histoires de financement



«argent comptant» 1344

«chèques» 3079

«cocktail» 1555

... d'attentes



«retours d'ascenseur» 118

«faveurs» 201

... et des problèmes de mémoire



«je ne me souviens/rappelle pas» 2602

... des problèmes de violence



«menaces» 487

«intimidation» 277

... d'attention pour un seul homme



«Tony Accurso» 2369

«Touch» 119

184: Nombre de témoins entendus depuis le début des audiences

Personnes ayant témoigné le plus longtemps



8 jours - Lino Zambito, ex-entrepreneur

7 jours - Ken Pereira, syndicaliste

7 jours - Guy Desrosiers, enquêteur à la CEIC

6 jours - Jacques Duchesneau, ex-directeur de l'Unité anticollusion

6 jours - Louis-Pierre Lafortune, entrepreneur

6 jours - Jocelyn Dupuis, ex-directeur général de la FTQ-Construction

6 jours - Michel Lalonde, ingénieur et ex-président de Génius

Virginie + L'Auberge du chien noir + Yamaska



La commission Charbonneau affiche au compteur 1080 heures d'audiences. C'est l'équivalent des 1740 épisodes de Virginie, des 305 épisodes de L'Auberge du chien noir, et des 115 épisodes de Yamaska.

20 Imprimées, les 52 098 pages de transcriptions de tout ce qui s'est dit devant la CEIC représenteraient l'équivalent de 20 fois le roman le plus long jamais écrit, À la recherche du temps perdu, de Marcel Proust.