On a eu droit à une scène aussi rare qu’inattendue à la Chambre des communes, mercredi dernier. Des députés applaudissaient, sautaient de joie, traversaient la chambre pour enlacer leurs adversaires politiques…

« Je veux remercier tous les députés d’avoir choisi le bon côté de l’histoire », a déclaré le ministre de la Justice, David Lametti. Les parlementaires venaient de voter à l’unanimité pour l’adoption d’un projet de loi qui interdira les thérapies de conversion au Canada.

Le message ne pouvait être plus clair : ça suffit, les charlatans qui prétendent pouvoir changer l’orientation sexuelle d’une personne. Non seulement ces pratiques ne fonctionnent pas, mais en plus elles brisent des vies. Souvent des vies d’enfants.

La motion a été présentée par le Parti conservateur, pourtant divisé sur cet enjeu. On comprend que le parti voulait éviter de s’engager sur ce terrain glissant et qu’une part de calcul politique a motivé son geste. Mais qu’importe : c’est le résultat qui compte.

La société est rendue là. Certains diront que ce n’est pas trop tôt. Tout de même. Parfois, il est bon de s’arrêter pour mesurer le chemin parcouru. Ne serait-ce que pour se rendre compte du chemin qu’il reste à parcourir.

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La prochaine bataille sera peut-être celle des personnes trans.

Au Québec, on entend des choses inquiétantes à propos du projet de loi 2, déposé le mois dernier par le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette.

À ce qu’il paraît, la frange militante du mouvement LGBTQ+ serait en train de redéfinir ce que sont un homme et une femme. Rien de moins. Il y aurait péril en la demeure.

Certains commentateurs réclament des consultations publiques pour trancher une question aussi fondamentale. La commission parlementaire qui s’est terminée vendredi n’était pas suffisante ; ils exigent un débat élargi.

Ils oublient qu’on l’a déjà eu, ce débat. On a discuté de la question en long et en large, en 2013 et 2015.

Au terme du débat, Québec a retiré du Code civil la disposition qui exigeait que les personnes trans subissent une opération pour modifier la mention de sexe inscrite sur leur acte de naissance.

Aujourd’hui, cette exigence n’existe plus nulle part au Canada.

C’est la raison pour laquelle la première mouture du projet de loi 2, qui rétablit cette exigence, a si mal passé auprès de la communauté trans. C’est un recul injustifiable, inadmissible.

Le ministre Jolin-Barrette a promis de rectifier le tir. Le projet de loi sera amendé ; aucune opération ne sera exigée. Il l’a répété vendredi en commission parlementaire : « Chaque être humain a le droit d’être qui il est, qui il veut. Le droit d’être heureux. »

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Le droit d’être heureux ? Au Québec, 78 % des jeunes trans et non-binaires souffrent de troubles de santé mentale, comme la dépression et l’anxiété, a souligné en commission parlementaire Annie Pullen Sansfaçon, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les enfants transgenres et leurs familles.

La plupart des jeunes trans n’ont pas de soutien parental. Ils se font intimider à l’école. Ils vivent dans des conditions précaires ; 29 % vont parfois se coucher le ventre vide. Les taux de suicide sont stratosphériques.

Ces jeunes-là souffrent énormément. Pas parce qu’ils sont trans, mais parce qu’on ne reconnaît pas leur identité trans. La nuance est importante. Cruciale, même.

« Toutes nos recherches vont dans le même sens, a insisté Mme Sansfaçon. Ce qui rend les jeunes anxieux, dépressifs et suicidaires, c’est la discrimination et la violence qu’ils vivent. Ça n’a rien à voir avec leur identité de genre. »

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Trop souvent, on laisse entendre que les gens se lèvent le matin et « décident » qu’ils se sentent hommes ou femmes. Et hop, comme ça, ils changent de sexe.

Cette caricature n’a rien à voir avec la réalité des trans. Peu importe : on préfère brandir l’épouvantail. Toujours le même.

On nous prévient que des prédateurs sexuels s’immisceront dans les refuges pour femmes, que des hommes se rinceront l’œil dans les vestiaires des femmes, que des garçons joueront dans les équipes sportives féminines…

Combien de fois est-ce arrivé, pour vrai ? Quels faits, quelles études appuient ces sombres conjectures ? À part deux ou trois anecdotes à l’autre bout du monde, je veux dire…

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Aux États-Unis, la bataille contre les droits des personnes trans est déjà bien entamée. Elle s’inscrit dans le contexte politique plus large des guerres culturelles auxquelles se livrent les progressistes et les conservateurs depuis des décennies.

Autrefois, on s’en prenait aux mariages entre conjoints de même sexe. Aujourd’hui, on s’en prend aux droits des jeunes trans. Depuis un an, des dizaines d’États républicains ont concocté des projets de loi en ce sens.

Plusieurs de ces projets de loi visent à empêcher les filles trans de jouer dans des équipes sportives féminines de leurs écoles. Par souci de justice, affirme-t-on.

Mais quand l’Associated Press a contacté les initiateurs de ces projets de loi dans plus de 20 États, presque tous ont été incapables de citer un seul exemple où l’intégration d’un athlète transgenre dans une équipe avait mal tourné1 !

On appelle ça une solution qui se cherche un problème…

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Dans La Presse, une lettre adressée au ministre Jolin-Barrette et signée par 200 personnes prévenait récemment que les lois ne pouvaient se faire « au détriment des droits fondamentaux de la très large majorité des citoyens » 2.

Mais quels droits fondamentaux brime-t-on, au juste ?

En quoi est-ce que ça dérange, que les personnes trans s’identifient comme elles l’entendent ?

Dans sa mouture actuelle, le projet de loi 2 forcerait les personnes trans à faire un coming out, puisqu’il y aurait un marqueur de genre ET un marqueur de sexe sur les papiers d’identité.

Pour éviter d’aggraver la stigmatisation des personnes trans, Annie Pullen Sansfaçon fait valoir qu’il vaut mieux utiliser le même marqueur – de genre ou de sexe – pour tout le monde. Ou, mieux encore, ne pas en utiliser du tout.

Dans un cas comme dans l’autre, j’ai du mal à voir en quoi ça brimerait les droits de la majorité.

Qu’est-ce que ça aurait de si terrible, de supprimer les cases F et M du permis de conduire ? Qui est-ce que ça empêcherait de se faire appeler monsieur ou madame si ça lui chante ? Personne.

Ça n’enlèverait rien à personne.

Arrêtons de brandir ce triste épouvantail.

1. Lisez l’article de l’Associated Press (en anglais) 2. Lisez la lettre « Assimiler genre et sexe ? Tout le monde est concerné. »