Ça aurait dû passer comme du beurre dans la poêle.

Tout le monde était en faveur de la création d’un tribunal spécialisé en violence sexuelle et conjugale. Les juges. Les procureurs. Les élus. Les policiers. Les intervenants sociaux. Les centaines, les milliers de personnes qui ont réclamé et soutenu le projet au fil des ans.

Tout le monde voulait replacer les victimes au centre des préoccupations. Mieux les soutenir, mieux les accompagner. Et, surtout, rétablir leur confiance à l’égard du système de justice.

Personne n’avait vu se profiler une collision frontale entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire.

Et pourtant, nous y voilà.

PHOTO ANDRE PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Lucie Rondeau, juge en chef de la Cour du Québec

La confrontation entre la juge en chef de la Cour du Québec, Lucie Rondeau, et le ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette, va plus loin qu’un simple conflit de personnalités. La juge Rondeau a émis de sérieuses réserves à propos du projet de loi 92, qui créera le tribunal spécialisé. Le ministre Jolin-Barrette a répliqué vivement en promettant de lutter contre la « résistance au changement ».

Lisez la chronique « Avant de traiter les juges de rétrogrades »

Même Élizabeth Corte, ancienne juge en chef de la Cour du Québec et coauteure de Rebâtir la confiance, le rapport qui a fait de la création du tribunal spécialisé une recommandation phare, ne l’avait pas vu venir.

Il faut dire que MCorte n’avait pas vu venir le projet de loi non plus. Ça ne faisait pas partie des 190 recommandations de Rebâtir la confiance. MCorte ne s’y oppose pas, puisqu’une loi aura le mérite d’assurer la pérennité du futur tribunal spécialisé.

Cela dit, l’ancienne juge en chef partage plusieurs des réserves de celle qui lui a succédé. En commission parlementaire, mardi, elle a proposé au ministre Jolin-Barrette de modifier son projet de loi pour préserver l’indépendance institutionnelle de la Cour.

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Dans sa forme actuelle, le projet de loi permet au gouvernement de se mêler des affaires de la Cour. Il entend déterminer les types de poursuite entendus par le tribunal spécialisé. Il reviendra aussi au ministre de la Justice de choisir dans quels districts judiciaires siégera le tribunal.

Ce n’est pas nécessaire et c’est un irritant. On se rapproche dangereusement d’un nœud qu’on peut tout à fait éviter.

Élizabeth Corte, ancienne juge en chef de la Cour du Québec, en entrevue

Ça peut sembler un détail, mais il faut se rappeler que la séparation des pouvoirs est un principe fondamental en démocratie, précise Julie Desrosiers, professeure titulaire à la faculté de droit de l’Université Laval et coauteure de Rebâtir la confiance. « Si tu permets à un ministre d’assigner un juge, tu influences indirectement la prise de décisions. »

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En commission parlementaire, le ministre Jolin-Barrette s’est défendu de vouloir assigner des juges. Ce n’est pas l’objectif du projet de loi, a-t-il assuré. « En tout respect, il y a quelques juristes qui m’accompagnent aussi, alors on a fait bien attention de ne pas [enfreindre] l’indépendance judiciaire. »

Mais selon MCorte, choisir le type de poursuite et le district judiciaire revient à assigner des juges « par la force des choses ». Ça ouvre la porte à des contestations.

Et ça, c’est la dernière chose que l’on veut.

PHOTO JACQUES BOISSINOT, LA PRESSE CANADIENNE

Simon Jolin-Barrette, ministre de la Justice

« Il faut éviter les irritants, faire preuve de souplesse pour assurer la mise en place du tribunal », a plaidé Mme Desrosiers auprès du ministre Jolin-Barrette.

Éviter les irritants, ça veut dire mettre de l’eau dans son vin. Créer ce tribunal, mais laisser à la Cour le soin de le déployer à travers la province. De toute façon, elle aura l’obligation, par la loi, de veiller à sa mise en œuvre.

Le plaidoyer de MCorte et de Mme Desrosiers était convaincant. Cette fois, le ministre Jolin-Barrette ne semble pas y avoir vu de résistance au changement. « Je vous entends bien, leur a-t-il dit. Je prends note de vos commentaires, je vais réfléchir à tout ça. »

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« Mon désir le plus sincère est de pouvoir fédérer tous les acteurs du système de justice pour faire en sorte d’envoyer un signal positif à toutes les personnes victimes », a assuré le ministre.

Évidemment, il aurait pu commencer par inviter la juge Rondeau en commission parlementaire. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas cru bon de consulter la magistrature sur le contenu de son projet de loi. Comme son nom ne figurait pas sur la liste des invités, elle a choisi d’expédier un mémoire de 16 pages aux élus.

Pour ce qui est de « fédérer tous les acteurs du système de justice », ça commence plutôt mal…

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Cette confrontation en haut lieu, c’est le dernier et le plus considérable des irritants. Celui qui risque le plus de faire dérailler tout le processus.

Entre le cabinet du ministre, frustré par les sorties de la juge Rondeau, et la magistrature, indisposée par le projet de loi, les ponts sont coupés. Rien ne va plus.

Il faudra bien tourner la page, dit pourtant MCorte. Il reste beaucoup de travail à faire – à commencer par trouver un moyen de coordonner les efforts des ministères, des procureurs, des policiers, des thérapeutes, des organismes de soutien… Tout ça ne se trouve nulle part dans le projet de loi 92, décidément très perfectible.

« Ce qui transpire de notre rapport, c’est qu’il faut se parler, me dit MCorte. Il faut arrêter de travailler en vase clos, ça ne marche pas. Ce qui marche, c’est quand on se concerte, quand on crée des liens, quand on crée des alliances. »

Pour le moment, on semble loin de tout cela. Mais l’ex-juge en chef est convaincue d’une chose : « Ça va se faire, ce tribunal. »

« Tout le monde le veut. La Cour le veut ; elle est prête à porter le dossier. Un moment donné, il s’agit de se demander : qu’est-ce qui est le plus important pour moi ? Est-ce d’avoir raison sur ceci ou cela, ou de faire en sorte que les victimes soient mieux accompagnées ? »