(Ottawa) Un frein à la liberté d’expression aggrave la douleur que les musulmans du Canada ressentent déjà face à la tragédie dans la bande de Gaza, a déclaré la représentante spéciale du Canada chargée de la lutte contre l’islamophobie.

« Les gens sont muselés, a soulevé Amira Elghawaby, dans une entrevue avec La Presse Canadienne. De nombreux membres des communautés musulmane, arabe et palestinienne du Canada ne se sentent pas vraiment en sécurité pour partager leurs points de vue sur ce qui se passe à Gaza. »

Les données annuelles sont en cours de compilation, mais les corps de police dans l’ensemble du pays ont signalé une augmentation marquée du nombre de crimes ciblant aussi bien les musulmans que les juifs depuis le début de l’escalade du conflit en octobre.

Selon Mme Elghawaby, cela s’ajoute aux traumatismes découlant des horreurs en cours au Proche-Orient, qui ont tué les proches de nombreux Canadiens.

Nommée il y a un an, Mme Elghawaby surveille les questions et les politiques qui ont un impact sur la vie des musulmans au Canada et conseille les gouvernements sur la meilleure façon de prévenir la haine antimusulmane.

La teneur de son travail a radicalement changé après le 7 octobre.

C’est à ce moment-là que les combattants du Hamas ont lancé une attaque brutale contre des civils en Israël, qui a riposté par une intense série de bombardements dans la bande de Gaza. Des manifestations s’ensuivirent partout au Canada et certaines d’entre elles ont été particulièrement houleuses.

À Ottawa, une mosquée a été recouverte d’excréments. Près de Vancouver, la maison d’un rabbin a été détruite et vandalisée avec une croix gammée. Des étudiants se sont affrontés à Montréal. Les manifestations à Toronto ont été entachées de menaces de mort.

La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a soutenu qu’elle n’avait jamais vu une question internationale provoquer autant de division au Canada.

« Les tensions, la violence et l’antisémitisme que l’on voit à Montréal, à Toronto, sont déchirants, a déploré Mme Joly, plus tôt cette semaine. Nous devons pouvoir nous faire confiance, car nous devons pouvoir vivre dans un pays où nous n’avons pas peur de notre voisin. »

Le gouvernement fédéral a offert plus d’argent pour l’ajout de caméras de sécurité et de gardiens dans les lieux de culte. Ses rivaux conservateurs estiment que c’est trop peu, trop tard.

Selon Amira Elghawaby, une meilleure coordination gouvernementale permettrait de prendre des mesures plus précises, ce qui éliminerait les actes criminels de haine ciblant toute communauté, tout en préservant le droit de chacun de s’exprimer.

Elle travaille en partenariat avec Deborah Lyons, ancienne ambassadrice du Canada en Israël aujourd’hui envoyée spéciale pour lutter contre l’antisémitisme, afin de proposer une approche multisectorielle.

« Les gens ont le droit d’exprimer leurs opinions sur des questions sans crainte de représailles, soutient Amira Elghawaby. En même temps, les gens ont le droit de se sentir en sécurité, et si le discours se transforme en rhétorique haineuse, il y aura des conséquences. »

Le cabinet de Deborah Lyons a refusé une demande d’entrevue.

Parmi les nombreuses manifestations organisées jusqu’à présent en faveur d’un cessez-le-feu à Gaza, seules quelques-unes ont rompu la paix publique, et pourtant, ceux qui y participent sont souvent accusés de soutenir le terrorisme, se désole Amira Elghawaby.

« Sur n’importe quel sujet, il y aura toujours un risque qu’une ligne soit franchie. Et si cela se produit, les individus devront faire face à des conséquences, a-t-elle affirmé. Mais il est totalement injuste de décrire les manifestations comme, par exemple, des manifestations de haine ou de supposer un soutien à une idéologie particulière. »

En conséquence, les musulmans et d’autres personnes d’origine palestinienne se heurtent à des commentaires hostiles lorsqu’ils expriment leurs inquiétudes concernant les agissements d’Israël à Gaza, qui ont fait des milliers de morts.

L’Université d’Ottawa a suspendu un médecin résident en raison de publications pro-palestiniennes sur les réseaux sociaux qu’un collègue a qualifiées d’antisémites. Le médecin a finalement été réintégré. Un cas similaire s’est produit chez un néphrologue dans un hôpital de Richmond Hill, en Ontario.

Des centaines d’étudiants en droit, d’avocats et de professeurs partout au Canada ont signé une pétition dénonçant une « répression généralisée de la parole », où ceux qui expriment leur solidarité avec les Palestiniens ou critiquent Israël sont dénoncés à leurs patrons pour antisémitisme présumé.

Le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme a mis en garde en novembre dernier contre une « vague mondiale d’attaques, de représailles, de criminalisation et de sanctions » visant les victimes du conflit. Des artistes, des universitaires et des athlètes ont été mis sur liste noire pour avoir fait preuve de solidarité avec les Palestiniens, note le communiqué.

« Il y a un véritable traumatisme dans nos communautés à cause des horribles pertes de vies humaines auxquelles nous avons été témoins », explique Amira Elghawaby.

« Un aspect très pénible de ce traumatisme est le fait que nous assistons à une montée de l’islamophobie et de l’antisémitisme qui affecte le sentiment d’appartenance et de sécurité des gens. » Sans parler de leur capacité à s’exprimer publiquement.

Selon Carmen Celestini, chargée de cours en religion et théorie sociale à l’Université de Waterloo, le fossé culturel grandissant ne fait qu’empirer les choses, particulièrement en ce qui concerne les médias sociaux.

« On se sent déjà préoccupé par ce qu’on va dire », estime celle qui étudie les croisements entre la religion, l’extrémisme, les théories du complot et la politique.

« Mais cela peut aussi pousser ce récit du type :’’eh bien, nous ne pouvons pas parler de X parce que nous allons être blâmés’’, ou ‘’quelqu’un nous considérera comme un raciste ou un antisémite’’. Et d’une certaine manière, les gens se taisent à cause de cela. »