Bien établie en Ontario, la chaîne de magasins de champignons magiques Funguyz prévoit s’implanter à Montréal et à Laval dans les prochaines semaines, a appris La Presse. Un premier vrai test pour les services de police québécois, qui devront trancher entre répression et tolérance vis-à-vis de la vente au détail de psilocybine, drogue hallucinogène toujours illicite au Canada malgré sa popularité croissante et ses usages thérapeutiques « prometteurs ».

(Toronto) Des boutiques à Montréal et à Laval d’ici un mois

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

La chaîne Funguyz ouvrira bientôt une boutique à Montréal et une autre à Laval.

Entre un magasin de jouets et un caviste, la façade du 575, avenue Danforth détonne dans le quartier cossu de Pape Village, dans l’est de Toronto. Quelques badauds ralentissent le pas pour y observer les immenses affiches aux motifs psychédéliques. Bienvenue chez Funguyz, plus importante enseigne de champignons magiques et de dérivés de leur substance active, la psilocybine, au Canada.

Il suffit de sonner pour accéder à la boutique épurée, où sont exposés le long des murs blancs des sachets de champignons séchés, des microdoses – quantités infimes qui ne déclenchent pas d’effets hallucinogènes – de psilocybine, ainsi que des déclinaisons « thérapeutiques » de chocolats et de jujubes.

« D’ici un mois », des magasins de la sorte auront pignon sur rue à Montréal et à Laval, annonce en entrevue avec La Presse Edgars Gorbans, copropriétaire de Funguyz, dans l’arrière-boutique. « Il y a un fort intérêt », assure-t-il. Les deux adresses québécoises constitueront les onzième et douzième magasins de la franchise de champignons magiques. Les plus récents viennent tout juste d’ouvrir à London et à Wasaga Beach – lequel a ensuite été contraint de fermer « temporairement » sur ordre de la mairie –, en Ontario.

Ces commerces, illégaux au Québec comme partout au Canada, pourraient vite devenir le théâtre de saisies et de mises en accusation. Mais M. Gorbans s’en soucie peu ; il a assisté à six descentes de police depuis le début de son aventure fongique, en janvier dernier.

Quand les policiers viennent, ils nous disent : “Désolé, les gars, mais on a eu des plaintes, alors on n’avait pas le choix.” Ils déposent des accusations contre l’employé en poste et lui remettent une promesse de comparaître. D’habitude, on rouvre deux ou trois heures plus tard.

Edgars Gorbans

Parfois, le lendemain.

Ce fut le cas pour la succursale de Danforth, où l’on se trouve. Il s’agit du troisième des cinq magasins Funguyz qui ont pris racine à Toronto. Quelques heures avant notre rencontre, M. Gorbans se trouvait à Barrie, au nord de la métropole. À son tour, la succursale venait tout juste d’être perquisitionnée. Chaque fois, les autorités repartent avec quelque 3000 $ de marchandises prohibées.

Funguyz, épaulé par l’avocat torontois Paul Lewin, compte se battre bec et ongles contre les accusations criminelles déposées contre ses commis. « On va se rendre jusqu’en Cour fédérale ou en Cour suprême s’il le faut », lance Edgars Gorbans.

Changement de mission

Le but initial de Funguyz était clair : « faire du fric ». Mais son copropriétaire raconte que la mission s’est peu à peu transformée au contact des clients et de leurs histoires.

L’argent n’a plus d’importance. C’est devenu du militantisme. On veut que la psilocybine soit légalisée et qu’elle puisse être prescrite largement aux patients. Notre combat, c’est l’accès.

Edgars Gorbans, copropriétaire de Funguyz

Funguyz, Shroomyz, Day Trip, Magic Mush, Mush Lov : à Toronto, les boutiques de psilocybine, dont la plupart offrent aussi la livraison, poussent comme des… champignons. Le jeu de mots est aussi facile que de se procurer un sachet de 28 grammes des variétés Penis Envy ou Golden Teacher parmi une dizaine d’adresses. Tous s’affichent comme des magasins « médicaux », bien qu’aucun document – sinon une carte d’identité prouvant un âge de 19 ans ou plus – ne soit exigé aux clients, qui doivent en outre remplir un document d’exonération.

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Boutique Funguyz de l’avenue Spadina, à Toronto

« Ça dit, en gros : “Tu ne peux pas conduire après avoir consommé, tu ne peux pas opérer de machinerie lourde”, etc. », explique M. Gorbans. « Les clients doivent aussi cocher la raison pour laquelle ils achètent de la psilocybine : dépression, syndrome de stress post-traumatique, anxiété, etc. On ne vend pas à des fins récréatives ; on se concentre sur l’objectif thérapeutique. Mais bien sûr, on ne peut pas contrôler l’utilisation qu’en font les clients. »

Denrée rare pour les médecins

Dans une perspective médicale, le recours légal aux drogues psychédéliques reste une chasse gardée au Canada. Depuis le mois de janvier 2022, Santé Canada permet aux praticiens de faire une demande pour prescrire de la psilocybine dans le cadre d’essais cliniques ou du Programme d’accès spécial (PAS).

Le Ministère a reconnu du même coup un « intérêt croissant » pour les substances psychédéliques afin de traiter des problèmes comme l’anxiété, la dépression, le trouble obsessionnel compulsif et la toxicomanie.

« Bien que les essais cliniques sur la psilocybine aient donné des résultats prometteurs, il n’existe pour l’instant aucun produit thérapeutique approuvé contenant de la psilocybine au Canada ou ailleurs », note l’organisme fédéral sur son site internet.

Or, de nombreux professionnels de la santé jugent trop sévères les critères d’autorisation de Santé Canada. En juillet dernier, une centaine de soignants, incapables d’obtenir de la psilocybine à des fins de formation, ont demandé à la Cour fédérale un réexamen judiciaire.

« Pour quelqu’un comme vous et moi, c’est pratiquement impossible d’obtenir une consultation avec un professionnel autorisé, déplore M. Gorbans. Notre vision, c’est de rendre le traitement accessible à tous. » Et il vaut mieux, dit-il, que les consommateurs achètent des produits contrôlés et scellés dans un environnement propre comme celui de Funguyz plutôt qu’ils cueillent eux-mêmes des champignons potentiellement toxiques ou qu’ils achètent une substance obscure dans la rue.

Les effets secondaires de la psilocybine

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Chode, Mexicana et Golden Teacher : trois variétés de champignons magiques

Parmi les effets secondaires à court terme de la psilocybine – excluant les microdoses, qui n’ont pas été suffisamment étudiées –, Santé Canada nomme des « hallucinations », des « changements d’humeur » et des « engourdissements ». Les « mauvais voyages » (bad trips) sont souvent la conséquence la plus redoutée. Ils peuvent « comprendre la paranoïa, la perte de limites et un sens de soi déformé », note le Ministère. La consommation d’autres drogues augmente les dangers. En outre, « un jugement affaibli pendant ces bad trips peut provoquer des comportements à risque, ce qui peut entraîner des blessures traumatiques ou même la mort », écrit Santé Canada. Par ailleurs, « aucune étude n’a évalué les effets à long terme de la consommation fréquente de champignons magiques ». Il est « peu probable » qu’une personne développe une dépendance, note le gouvernement du Québec sur son site internet. « Cependant, une consommation répétée peut entraîner une très forte tolérance. » Quant à la toxicité de la psilocybine, ou la psilocine dans sa forme métabolisée, elle est quasi nulle : selon le chercheur américain Robert S. Gable, professeur de psychologie à la Claremont Graduate University, en Californie, un humain doit consommer plus de 1000 fois la dose psychoactive pour que son pronostic vital soit engagé.

Répression ou tolérance ?

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Funguyz, boutique de vente de champignons magiques à Toronto

Comment réagiront les autorités policières de Montréal et de Laval à l’ouverture, inévitable, de magasins de champignons magiques ? L’entrepreneur Edgars Gorbans, qui prévoit y établir une succursale Funguyz dans les prochaines semaines, s’attend à une réponse assez conciliante. « Ces villes ont de bien plus gros problèmes à gérer que la psilocybine », dit-il.

« Les psychédéliques ne seront pas nécessairement une priorité pour les autorités publiques », acquiesce Jean-Sébastien Fallu, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal. « Ce ne sont pas des substances contrôlées par des marchés criminels classiques ou qui posent beaucoup de risques pour la santé. »

Que des magasins ouvrent leurs portes au Québec est « totalement prévisible », selon lui.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Jean-Sébastien Fallu, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal

On voit la même trajectoire qu’on a vu avec le cannabis se déballer devant nous.

Jean-Sébastien Fallu, professeur à l’École de psychoéducation de l’Université de Montréal

Non seulement l’apparition de boutiques « participe à un changement des mentalités, des représentations et des perceptions », mais aussi elle force les services de police à se positionner, croit M. Fallu.

Dans un courriel, le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) indique être au fait de la popularité des microdoses de psilocybine, de LSD et de kétamine, mais il rappelle que ces trois substances demeurent illégales. « Le SPVM appliquerait le règlement comme il est inscrit au Code criminel si des infractions en lien avec elles en venaient à être commises », écrit la porte-parole Anik de Repentigny.

« Le SPVM ne va pas dévoiler de posture officielle publique, commente le professeur Jean-Sébastien Fallu. Les discussions à l’interne risquent d’évoluer selon l’opinion publique, les plaintes et la couverture des médias. »

À l’hôtel de ville de Montréal, une attachée de presse précise que la vente de psilocybine est illégale « malgré la position forte [de l’administration Plante] concernant la décriminalisation de la possession simple de drogue » pour usage personnel, une étape qui « sauve des vies par la réduction des méfaits ». Une déclaration en ce sens a été adoptée par le conseil municipal en 2021.

Dans l’île Jésus, le Service de police de Laval n’a pas de plan de match contre de potentiels magasins, indique une porte-parole.

Le patron de l’enseigne Funguyz, Edgars Gorbans, explique qu’il est rare qu’un de ses commerces, après une première saisie, soit de nouveau embêté. « La police réalise toutes les ressources que ça nécessite : l’argent, les agents, etc. On fait une descente, on arrête quelqu’un, on l’accuse, mais ensuite ? Même si elle arrivait à faire condamner un employé pour avoir vendu de la psilocybine, qui est sécuritaire, quelle va être la sentence ? On ne vend que de la psilocybine ; ni cannabis ni autres drogues. »

L’entrepreneur maintenant militant raconte que des agents de la paix comptent parmi ses clients. « Certains gardent même l’uniforme » pour acheter, dit-il.

L’exemple vancouvérois

En Colombie-Britannique, les magasins de champignons magiques semblent tolérés, à un point tel que leur légalisation est une fausse croyance largement répandue. En 2019, les conseillers municipaux de Vancouver ont rejeté une motion visant à presser la police de sévir contre la vente illégale de champignons magiques.

« Quiconque fait le trafic de psilocybine, en particulier ceux qui contribuent à la violence et au crime organisé, pourrait être arrêté et inculpé », avertit toutefois le sergent Steve Addison, porte-parole du Service de police de Vancouver, dans un courriel à La Presse.

Selon M. Gorbans, il faut analyser les coûts et bénéfices de la psilocybine dans une perspective de réduction des méfaits. « J’évalue que 20 à 30 % de nos clients viennent acheter des champignons pour se débarrasser d’une dépendance, que ce soit au fentanyl, à la cocaïne, à l’héroïne ou à l’alcool. Les microdoses peuvent aider certaines personnes à éviter des drogues pas mal plus dures. »

L’an dernier, des chercheurs de l’Université Harvard ont établi que les consommateurs de psilocybine avaient 30 % moins de risques de développer une dépendance aux opioïdes. Des études, bien qu’embryonnaires, font aussi état de conclusions prometteuses vis-à-vis de la nicotine et de l’alcool.

« Au lieu d’envoyer huit policiers faire une descente dans un magasin de champignons magiques, utilisez donc ces ressources-là pour gérer les problèmes de crack ou d’héroïne », lance Edgars Gorbans aux autorités.

Le combat de Funguyz et de ses avocats pour la légalisation de la psilocybine ne pourrait-il pas, paradoxalement, venir à bout des magasins privés au profit d’un réseau d’État ?

« Ce serait une victoire pour tout le pays et on aurait un sentiment heureux, assure M. Gorbans. Si, après ça, notre commerce tombe, tant pis ! On ne gagne pas beaucoup d’argent avec les champignons magiques. Ce serait quelque chose d’excitant, qu’on aura d’abord fait pour la population. »

Meta dupée par les vendeurs de drogues

  • IMAGE TIRÉE D’UNE CAPTURE D’ÉCRAN

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Bien que la production, la vente et la possession de champignons magiques soient illégales au Canada, un vaste stock se trouve à portée de clics sur l’internet. Les commerçants rivalisent d’ingéniosité pour se faire connaître. Dans les grandes villes comme Vancouver, Toronto et Montréal, des affiches munies de codes-barres menant à une boutique virtuelle sont disséminées sur les poteaux et les babillards. De nombreuses publicités sur Facebook et Instagram déjouent en outre les politiques de leur maison mère, Meta. La Presse a fait le test : il suffit de s’intéresser aux psychédéliques dans les moteurs de recherche pour que l’algorithme nous envoie des publications de commerces illicites où se négocient psilocybine, LSD, cannabis et autres drogues livrées par l’entremise de Postes Canada. L’âge des consommateurs, qui peuvent parfois payer par virement bancaire, n’est pas toujours vérifié. « Nos standards publicitaires précisent clairement que les publicités ne doivent pas constituer, faciliter ou promouvoir des produits, des services ou des activités illégaux », indique un porte-parole de Meta. « Chaque fois que nous avons connaissance d’un contenu illégal promu sur Facebook, nous le supprimons et nous avons pris des mesures supplémentaires pour minimiser la possibilité que ces activités aient lieu sur notre plateforme. »