La plage, le soleil couchant, paysages où l'on semble seuls au monde... Aujourd'hui, nos souvenirs de voyage se développent en temps réel sur nos réseaux sociaux. La réalité est-elle toutefois aussi paradisiaque? En cette ère de partage instantané, peut-on encore être authentiques?

UN FILTRE SUR NOS VOYAGES

Un coucher de soleil, une balançoire dans la mer, les pieds dans l'eau... Au premier abord, cette photo publiée sur Instagram semble être le souvenir de vacances idylliques en Indonésie. Mais ce que l'image ne montre pas, ce sont les nombreuses personnes qui attendent en file pour prendre exactement le même cliché... Ce coucher de soleil recèle-t-il toujours la même magie?

L'exemple des balançoires indonésiennes est représentatif de la nouvelle façon de voyager depuis que les réseaux sociaux ont pris d'assaut nos vies. «Qu'on pense à ces fameuses balançoires ou aux ruines de Tulum, je trouve que, surtout chez les plus jeunes, il y a des endroits clés qui sont devenus très photogéniques et ça attire un tourisme un peu en surface, remarque Marie-Joëlle Parent, qui a longtemps travaillé à New York comme journaliste pour les médias de Québecor et qui est aujourd'hui productrice de contenu chez Pinterest, à San Francisco. C'est rendu presque agaçant de voir ces gens qui attendent en file pour LA photo qui aura le plus de likes

Frédérique Savard, qui a longtemps été guide pour des voyages de groupes, surtout au Maroc, a aussi remarqué que le phénomène de l'égoportrait touchait beaucoup les jeunes. Elle se souvient d'un voyage avec des jeunes de 18 ou 19 ans qui voulaient visiter des endroits surtout dans le but de s'y prendre en photo. «Ils profitaient un petit peu moins du moment présent, ils ne prenaient pas le temps d'apprécier l'endroit et de s'imprégner de la culture. C'était vraiment plus pour prendre leur selfie et continuer leur chemin», dit la guide, qui vient d'ailleurs d'acquérir avec son conjoint Frédérick Aubin l'agence pour laquelle elle travaille, Voyage Grand V, qui cible spécialement la clientèle des 20 à 35 ans.

Cette culture de l'image peut même influencer les lieux qu'on décide de visiter, certains étant plus «sexy» visuellement que d'autres. L'idée de prendre une photo à un endroit spécifique pour la publier ensuite sur Instagram, on la voit fréquemment. «Cette façon-là de voyager, c'est rendu le summum de l'absurde, croit Marie-Joëlle Parent. Mais pour ces gens-là, s'ils ne prennent pas la photo, c'est comme s'ils n'y étaient pas allés.»

«Je crois que ce syndrome fait partie de notre génération, dit pour sa part la Québécoise Frédérique Lessard, que nous avons jointe par courriel à Bali, où elle vit depuis quatre ans. On ressent cette pression des réseaux sociaux, mais il faut parfois se ressaisir et savoir ce qui nous rend réellement heureux. Et souvent, c'est plutôt ce qui se passe dans le présent», note la jeune femme, qui possède sa propre entreprise, le magasin de vêtements Les Basics, à Canggu.

Le phénomène des balançoires, elle connaît, et elle a bien sûr ses propres photos du genre, prises à l'époque où le phénomène était moins connu. «C'est un coin très magique avec la mer, le soleil... On va se le dire, ce n'est pas tous les jours qu'on voit ce set-up quand on vit à Montréal. C'est paradisiaque, ça fait rêver, mais personnellement, attendre une heure en file pour prendre une photo, je trouve ça un peu intense. Parfois, prendre une image avec ses yeux, c'est mille fois mieux.»

Marie-Joëlle Parent, quand elle voyage, se fait un point d'honneur de ne regarder ses photos qu'à la fin de la journée. «Je prends beaucoup de photos parce que mon plus grand plaisir est de partager mes découvertes sur les réseaux sociaux, mais je fais un effort d'attendre à la fin de la journée pour les regarder. Parce que si tu te mets à partager en temps réel, à mettre un filtre, tu ne vis plus le moment présent.»

De plus, elle essaie maintenant d'éviter les endroits surfaits ou surphotographiés, et cherche plutôt à sortir des sentiers battus. Et quand des amis lui font connaître une petite perle encore peu connue, ils lui demandent parfois de la garder pour elle. «Il y a souvent des endroits qui m'ont été recommandés par des amis qui m'ont spécifiquement dit: "C'est un secret gardé, donc ne le partage pas sur Instagram, sinon les touristes vont arriver." Donc il y a encore des moments qu'on veut garder pour soi... Mais oui, c'est sûr que parfois je décide de visiter des lieux parce que je sais que ça va faire de belles photos.»

Certaines entreprises poussent encore plus loin l'audace en aidant des voyageurs à réaliser leur cliché de rêve. Par exemple, Virtuoso, réseau d'agences de voyages qui se spécialise dans le luxe, offre à ses clients d'organiser une séance de photos pour reproduire un cliché qu'ils auraient aperçu sur Instagram!

Une source infinie d'inspiration

Il faut quand même rendre aux réseaux sociaux le mérite qui leur revient. En effet, ils ont permis d'ouvrir le monde du voyage au plus grand nombre en présentant des sources infinies d'inspiration. Ils ont aussi contribué à rendre célèbres, pour le meilleur ou pour le pire, des endroits époustouflants qui étaient jusque-là moins connus.

«Je crois que maintenant, ce sont vraiment les réseaux sociaux qui informent les gens quant aux endroits où ils peuvent aller en vacances, et on est influencés par ceux qu'on suit», estime Marie-Joëlle Parent.

«Est-ce que c'est même devenu plus puissant que la pub que peut faire Air Transat, par exemple?», s'interroge Marie-Joëlle Parent, qui dirige aussi la série de guides de voyages «300 raisons d'aimer», qui présente des villes comme New York, San Francisco et Montréal.

Frédérique Savard a aussi constaté ce phénomène lorsqu'elle était guide au Maroc. Par exemple, plusieurs clients lui ont demandé de visiter les tanneries de Fès parce qu'ils les avaient vus sur Instagram. Parfois aussi, des voyageurs voulaient essayer un petit resto qu'ils avaient vu passer sur leur fil d'actualité. «Des fois, les réseaux sociaux nous aident à découvrir des petits endroits moins connus», affirme la guide.

Même son de cloche à Bali, où «tout est très trendy et instagrammable», dit Frédérique Lessard. «Je ne crois pas que les gens pensent vraiment à scorer sur Instagram, mais plutôt à créer des souvenirs et à prendre de belles photos. Si c'est bien utilisé, et à petites doses, je ne vois rien de mal là-dedans. Je crois que c'est simplement un moteur de recherche autre que Google.»

Recherches sur Pinterest

Puisque beaucoup de gens font des recherches de voyages sur Pinterest, ce moteur de découverte visuelle peut s'avérer un bon indicateur des tendances actuelles. Voici, parmi les recherches effectuées depuis le début de l'année, les aventures ou expériences dont la popularité a crû le plus vite: 

- Lieux de contes de fées: + 314 %

- Lieux de baignade cachés: + 260 %

- Routes périlleuses: + 211 %

- Parcs d'attractions abandonnés: + 185 %

- Tunnels d'arbres: + 145 %

- Plongée souterraine: + 143 %

- Ponts effrayants: + 115 %

- Tempêtes de verglas: + 103 %

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Note: Les augmentations de tendances sont calculées en utilisant des recherches normalisées de septembre 2017 à septembre 2018.

Photo fournie par Frédérique Savard