Une destination peut en cacher une autre. C'est le cas de San Diego, camp de base idéal pour découvrir Tijuana, prendre le pas du fossé qui sépare les deux villes pourtant distantes d'à peine 30 km. Excursion.

C'est un joli parc. La plage est invitante, propre, bordée d'une promenade de bois décorée de coeurs géants, multicolores. On aimerait vraiment l'endroit, si ce n'était de cette immense clôture de métal, haute comme trois hommes, qui se jette loin devant, dans l'océan. San Diego est juste de l'autre côté, on aperçoit par les interstices de la barrière et des fils de fer barbelés ses gratte-ciel modernes. Signes de prospérité. Symboles du décalage formidable avec Tijuana où il n'y en a pas, justement, de tours de bureaux.

Le mur dont parle tant Donald Trump existe déjà entre San Diego et Tijuana, construit par les administrations précédentes sur le tiers de la frontière. Un ruban de tôle rouillée, omniprésent, qui s'impose au bout du regard, toujours. Triste toile de fond orangée, sauf quand des artistes en herbe sont venus y mettre un peu de couleur : surtout des messages de solidarité, parfois de rage ou d'amour adolescent. Près de la plage, ce sont les noms de vétérans qui ont combattu dans l'armée américaine avant d'être expulsés à la suite d'une infraction ou d'un crime qui attirent l'attention. Plus près du centre-ville : un immense « Empathy », graffité en bleu clair. Empathie.

« Il y a des choses qu'il faut voir pour mieux comprendre », explique Derrick Chinn, ancien journaliste de San Diego reconverti en guide touristique depuis qu'il s'est établi ici, en 2009. Parce que, oui, il y a du tourisme à Tijuana. Même que l'Office de tourisme de San Diego l'encourage et annonce, sur son site internet officiel, la possibilité d'y faire des excursions, recommande des agences, explique comment traverser la frontière sans souci. « Les gens ne réalisent pas encore qu'en venant à San Diego, ils ont accès à deux destinations. Ils font d'une pierre deux coups », dit Robert Arends, porte-parole de l'Office de tourisme de San Diego.

Une visite aisée

Il faut dire que, pour les Américains ou les Canadiens, traverser la frontière est particulièrement facile. Il suffit d'embarquer dans le trolley de la ligne bleue qui dessert le centre-ville de San Diego, jusqu'à San Isidro. Le billet pour la journée coûte 7 $ US. Le trajet dure tout juste 45 minutes. Du terminus, il n'y a pas cinq minutes à marcher avant de passer devant le douanier. Tchak, un tampon et un bout de papier à conserver pour rentrer plus tard. Encore quelques dizaines de mètres et Tijuana se dévoile, là, juste devant.

Le voyage commence par une odeur. Celle, douce et sucrée, des crêpes au dulce de leche - ce caramel de lait concentré - vendues par une jeune fille à l'ombre d'un petit parasol. Vient ensuite le bruit des taxis, celui des klaxons ou de la carrosserie qui rouspète en piquant dans un nid-de-poule, des chauffeurs qui hèlent des clients.

De grandes affiches colorées annoncent des toilettes à 50 centavos (5 cents), des pharmacies au rabais et des opérations chirurgicales en tout genre à bon prix. Rien à voir avec le San Diego propret quitté il y a moins d'une heure. Rarement voyagera-t-on autant en franchissant 30 km.

Une proportion importante des touristes viennent ici pour recevoir des soins de santé à prix moindre ou sans attente (l'État fait d'ailleurs la promotion du tourisme médical). Des jeunes traversent pour y boire de l'alcool dès 18 ans, plutôt que 21 ans du côté américain. Comme Anthony Bourdain l'a fait pour le Travel Channel, plusieurs le font aussi pour la gastronomie de la Baja California. « La nourriture est extraordinaire. Il faut venir pour ça, pour découvrir une autre culture, apprendre à connaître le monde qui nous entoure », dit le guide Derrick Chinn.

Les saveurs locales

Tout séjour doit compter une escale au marché public de Tijuana, condensé de vie où l'on trouve de tout, des mangues mûries à point comme des insectes pour en faire des tacos traditionnels, des banderoles d'anniversaires et des piñatas pour les enfants. À quelques centaines de mètres, il faut voir le centre culturel à l'architecture unique qui expose les travaux des artistes d'aujourd'hui et d'hier, qui décrivent en dessins l'histoire de la région. De fort jolies oeuvres.

PHOTO VIOLAINE BALLIVY, LA PRESSE

On trouve de tout pour se régaler au marché public de Tijuana. Mais il faut consommer sur place : les douaniers saisissent les fruits frais.

À midi, on se restaure de tacos, bien sûr, cela va de soi, d'autant plus que c'est dans la région qu'auraient été inventés les tacos farcis de poisson blanc, pané, servi avec salsa piquante, oignons, tomates en dés et chou râpé. On les mange dans une cantine populaire, devant la cuisinière qui n'est pas avare de sourires. Pour frayer avec la jeunesse branchée, il faut plutôt aller au Gastro Park, populaire rassemblement de camions de cuisine de rue. Pour goûter un plat historique, on ira au Cesar's, là où, contre toute attente, un restaurateur italien a inventé la salade César pendant la prohibition, un de ces soirs où les clients étaient trop nombreux et la nourriture, trop rare.

Après, il faut aller voir la plage, le mur, la promenade aux coeurs. Des guides proposent des tours des microbrasseries, des vignobles juste un peu plus au sud, ou encore des rares vestiges préhispaniques.

Derrick Chinn accueille des familles avec de jeunes enfants, beaucoup d'étrangers, assez peu d'Américains. « Ça me surprend toujours. Les Américains ont peur de venir ici ou ne s'intéressent pas à Tijuana », dit-il. La violence est un problème bien réel et en hausse : 2500 meurtres ont été commis l'année dernière, comparativement à 1740 en 2017 et à 910 en 2016. La faute à la lutte entre les cartels de Jalisco et de Sinaloa, rapportent les médias locaux. « Oui, il faut faire un peu plus attention qu'à San Diego, par exemple, mais au vol, essentiellement. La violence, elle est surtout dans les quartiers en périphérie, là où les touristes ne vont pas », dit Derrick Chinn.

Et puis, les touristes ne passent généralement que quelques heures à Tijuana. Une journée, un après-midi, rarement une nuit. Après, ils repartiront à pied tranquillement vers la frontière, en jetant un regard à la longue, très longue file de voitures qui attendent de pouvoir retourner en sol états-unien, tandis que les piétons canadiens ou américains passeront généralement rapidement (hors des heures de pointe).

Il y a des frontières moins marquées que d'autres : on passe sans le remarquer de la France à la Suisse ou à l'Italie. Entre le Mexique et les États-Unis, c'est autre chose. Deux univers séparés d'un saut de puce. Il serait dommage de se priver de l'un comme de l'autre.

PHOTO VIOLAINE BALLIVY, LA PRESSE

La promenade aux coeurs du parc de l'amitié, à Tijuana.