Assouan, Égypte. Pour se rendre au Soudan, sans prendre l'avion, on doit emprunter un traversier qui met une quinzaine d'heures à traverser le lac Nasser, un des plus grands lacs artificiels au monde, une gracieuseté du haut barrage d'Assouan, érigé en 1970.

Le haut barrage, un impressionnant mur de 3,6 km, fournit l'électricité au pays tout entier et permet d'irriguer un grand nombre de terres arables. Mais il ne fait pas que des heureux: il empêche les crocodiles du Nil de descendre le fleuve, et il les emprisonne, de ce fait, au Soudan... Il paraît que, là-bas, il y en a tellement qu'on les chasse comme des mouches!

Sauf que la tapette est plus grande.

Ayant tardé à acheter mon billet, j'ai hérité d'un siège non numéroté dans la cabine des derniers de classe, une soute qui sent le moisi et le mazout, où on entasse autant de personnes qu'il est humainement possible de le faire. Impossible de circuler! Même les toilettes débordent. Pouah.

22 h. Je traîne sur la passerelle. J'ai l'estomac un peu à l'envers. Ça doit être le poulet du souper. Ou le poulet du lunch. Ou le poulet d'hier... Je devrais peut-être commencer à manger autre chose? Autour du bateau, c'est le noir total. Le clapotis de l'eau sur la coque, le grondement du moteur et les clameurs sourdes des marins qui se font une canasta dans les appartements du capitaine sont mes seuls repères, sous le ciel étoilé. Rêveur, je m'enfuis dans les astres. J'aimerais tellement en savoir plus sur le cosmos... Pouvoir saluer la constellation d'Orion, crier «Allo, Mercure», ou tracer une ligne de Mars à Vénus et y accrocher toutes les larmes du monde à sécher...

Mais je feins l'intérêt, car au fond je n'attends vraiment que le passage d'une étoile filante pour faire un voeu : j'espère que ce soir je n'aurai pas la turista.

23 h. Il est temps d'aller me coucher. En bas, c'est le bordel. Les passagers, épuisés, se sont étendus sur les bancs; puis, à court de places, se sont étalés par terre, la tête sur leur valise, les jambes dans les allées, entremêlés, pêle-mêle... Si bien qu'il ne reste plus d'espace dodo pour votre correspondant à l'étranger préféré.

Avec difficulté, enjambant les corps comme dans une game de Twister – «pile pas sur matante Huguette!», je me trouve un coin. Que dis-je, un «rat-coin»! Entre une malle et un tuyau sur lequel court une grosse coquerelle.

Je réprime un frisson. Je fonce. J'essaye de me fourrer dans le trou. Peine perdue. Faudrait que je puisse mettre mes jambes derrière ma tête et que je me débarrasse de mon bras gauche. Avec l'épaule.

Dormir debout? Je piétine.

Un de mes voisins de banc – un géant de la tribu des Dinkas que j'appelle Too Tall –, ouvre un oeil et s'aperçoit aussitôt du problème.

Il me fait signe de la tête.

«Couche-toi!»

Je lui mime «c'est pas possible, mon vieux, je suis petit, mais pas très souple, à cause que j'ai joué au hockey trop longtemps, et pas assez au yoga».

Il comprend (c'est fou, le pouvoir de la pantomime), s'étire le bras et il réveille tout le monde dans notre section. Je suis gêné. Too Tall distribue les claques.

«Up! Up up!»

Personne ne bougonne. On s'écarte et on me fait une grande place, pour étendre mon minimoi. On me sourit. On m'offre un bout de pain.

Merci.

Quand je pense que le Soudan est au 120e rang du palmarès des pays les plus pacifiques – tout juste devant l'Irak! –, je me dis que ce ne peut pas être à cause des Soudanais. En tout cas, pas ceux-là.

* * *

Arrivé à destination, à Wadi Halfa, je loue un lit dans une locanda, une version à ciel ouvert d'un hôtel. Je jette mon bagage dans un coin, et je me dirige aussitôt vers le bureau de l'immigration. Pour voyager en touriste au Soudan, j'ai besoin d'une preuve d'enregistrement, d'un permis de voyage et d'une permission pour prendre des photos.

Good luck, Bruno!