Avouez-le: devant les photos du dernier safari familial de votre collègue sur Facebook, après l'admiration, les oh! et les ah!, vous avez aussi ressenti - la honte - une petite pointe de jalousie. Et moi? Devant les clichés du nouveau-né d'une collègue, un pincement: et moi? Devant la promotion du beau-frère, un cri du coeur. Et moi, et moi, et moi? Le bonheur des autres serait-il la cause de notre malheur? Et Facebook l'instrument qui le fait croître ?

Une équipe de chercheurs américains, dont les résultats viennent d'être publiés dans le bulletin Personality and Social Psychology, en sont convaincus: le bonheur des autres, aussi virtuel soit-il, nous déprime.

C'est en observant le comportement de ses amis qui naviguaient sur Facebook que l'auteur principal de l'étude, Alexander H. Jordan, doctorant en psychologie à l'Université de Stanford, a eu l'idée d'enquêter sur la question. «Ils avaient l'impression de ne pas être comme les autres, parce qu'ils ne se sentaient pas entièrement satisfaits de leur carrière, de leurs relations interpersonnelles. Puis, quand je leur demandais pourquoi ils se sentaient ainsi différents, ils faisaient souvent référence à ce qu'ils voyaient sur Facebook, les photos de bonheur à la chaîne, les récits d'aventures palpitantes, tant de leurs amis lointains que de leurs proches», explique l'auteur.

Les enfants des autres gagnent des médailles, les couples sont toujours extatiques et, en plus, tout le monde fait preuve d'esprit, quoi...

Sous-estimer le malheur des autres

Si l'on se compare ainsi au bonheur des autres, c'est sans doute parce que l'on sous-estime leur malheur, avance le chercheur. Pour en avoir le coeur net, il a procédé à une première enquête sur la question: à quelle fréquence exprimez-vous publiquement vos émotions négatives? a-t-il demandé à 63 étudiants. Sur 187 émotions suggérées (de la chicane à la rupture, en passant par la mauvaise note ou les mauvaises habitudes de vie), 29% ne sont exprimées que dans l'intimité. Dans 40% des cas, les répondants ont affirmé cacher leurs expériences négatives, et 36% de ces expériences ne sont carrément jamais partagées. Dans le cas des émotions positives, c'est tout le contraire: les mauvaises aventures sont donc savamment dissimulées, et les bonnes, glorieusement rapportées.

Et, du coup, les gens ont tendance à sous-estimer le nombre de mauvaises expériences que vivent leurs proches, explique le chercheur: «On ne peut voir les autres que dans un contexte social, dit-il. Or, si les gens ont tendance à afficher un sourire en public, et à pleurer en privé, alors cela nous envoie une image déformée de leurs émotions. On finit par croire qu'ils vont très bien, beaucoup mieux qu'ils ne se portent en réalité.»

Et cela n'est pas très bon pour le moral. Car plus nous sous-estimons le malheur des autres, plus nous avons de chances de nous sentir seuls, soucieux, bref, insatisfaits de nos vies. Même s'il s'agit de nos amis les plus proches. «Oui, on peut aussi se réjouir du bonheur des autres, concède le chercheur. Cela peut être contagieux. Sauf qu'en sous-estimant les vraies difficultés que peuvent vivre les autres, on finit, dans des moments de déprime, par se dévaloriser, au lieu de reconnaître tout bonnement que la tristesse fait partie de la vie. Se sentir mal de se sentir mal, ça n'a jamais fait du bien à personne.»

La «téléréalité» Facebook

Alors, quoi? Faut-il tous fermer nos comptes Facebook et fuir les réseaux sociaux comme la peste? Non, évidemment. Mais il faut rester vigilants. «Je crois que Facebook peut nous faire beaucoup de bien. C'est un outil qui nous permet de rester en contact avec des amis, de la famille. Mais ce qui est dangereux, c'est de considérer tout ce qu'on voit sur Facebook comme la vérité absolue. Il faut s'ouvrir les yeux et prendre conscience que l'environnement Facebook est édité, retouché, probablement autant que n'importe quelle soi-disant émission de téléréalité. Profitez donc du show pour ce qu'il est! Mais ne le prenez pas comme modèle ou point de référence...»

«Quand on se compare à mieux que soi, ça rend effectivement malheureux, reconnaît la psychologue du bonheur Lucie Mandeville, professeure à l'Université de Sherbrooke. Pour être heureux, on conseille d'ailleurs aux gens de se comparer à pire qu'eux!»

Selon elle, l'immensité des informations publiées sur Facebook est sans doute aussi source d'impuissance, de découragement, bref, de tristesse: «On se sent dépassés face à tout ce qu'on manque, incapables de faire des choix, dit-elle. Comme si tout ce qu'on manque devient plus important que ce qu'on a.»

«Hyperindividualité»

D'après le sociologue et professeur à l'École des médias de l'UQAM André Mondoux, ce blues de l'usager Facebook n'est d'ailleurs qu'un symptôme d'un blues très actuel: le blues de l'«hyperindividualiste»: «Nous sommes dans une société où prédomine l'hyperindividualité. Le «je» est prépondérant, dit-il. Et Facebook, c'est ça: une stratégie de quête identitaire et d'autoexpression. Dans une logique de marketing, de branding personnel. Mais chassez le naturel et il revient au galop. Nous sommes des êtres sociaux. Et nous avons besoin de l'autre pour nous définir. Je me demande si ce n'est pas là qu'est toute la charge émotive.» Car même si nous nous croyons hyperémancipés, capables de nous définir tout seuls, «il faut s'assumer. Et c'est moins évident». Qu'on se le dise: une tape sur l'épaule, ce sera toujours plus stimulant, réconfortant, bref, apprécié, qu'un simple «J'aime» virtuel.