Après l'intervention de la Russie dans les élections américaines, Facebook fait face à une autre tempête depuis quelques jours qui ne semble pas vouloir s'apaiser. « L'affaire Cambridge Analytica », c'est le détournement et l'utilisation des données personnelles de quelque 50 millions d'Américains à des fins électorales, notamment lors de la campagne de Donald Trump en 2016.

Ce que des observateurs ont décrit comme une « crise existentielle » pour Facebook a eu un effet bien tangible hier : l'action du géant des réseaux sociaux a chuté de près de 7 %, une perte de quelque 37 milliards US en capitalisation boursière.

La crise est d'autant plus profonde qu'elle tourne autour de l'ADN même de Facebook, soit la récolte et la commercialisation des renseignements sur ses 2,1 milliards d'abonnés.

SONDAGE TROMPEUR

Selon ce qu'ont révélé le New York Times et The Observer samedi dernier, une application autorisée par Facebook en 2014, qui se présentait comme un simple test psychologique, a été téléchargée et utilisée par 270 000 utilisateurs américains. Ceux-ci ont permis à l'application d'avoir accès aux données de tous leurs amis, ce qui incluait les messages, les emplois et leur localisation. Au total, c'est ainsi qu'on a récolté de l'information sur 50 millions de personnes, laquelle a été transmise à une entreprise privée, Cambridge Analytica, étroitement associée aux républicains.

Comme Cambridge Analytica l'explique sur son site web, sa spécialité est d'« utiliser les données pour changer le comportement des masses ».

DONNÉES OBTENUES SOUS DE FAUSSES REPRÉSENTATIONS

À quel point Facebook est-il responsable de la mauvaise utilisation des données récoltées avec son aval ? Un certain consensus s'est dégagé autour de cette controverse : il ne s'agit pas d'une « brèche » classique, plutôt d'une situation où un partenaire du réseau social a utilisé les données obtenues de façon inappropriée.

Pour Jean-François Ouellet, professeur agrégé au département d'entrepreneuriat et innovation de HEC Montréal, Facebook se retrouve avec un « problème de relations publiques très clair ». 

« C'est vrai que ce sont un peu eux, la partie lésée. Mais au final, quand on est une entreprise de la taille de Facebook, on est responsable. »

- Jean-François Ouellet

« Comme une usine qui emmagasine des produits chimiques ou une centrale qui stocke du nucléaire, vous avez la responsabilité de vous assurer de leur bon usage. »

Mais contrôler l'utilisation de données, s'assurer qu'elles ont bel et bien été effacées et ne sont plus disponibles sur l'internet est « non seulement titanesque, c'est pratiquement impossible », estime-t-il. 

En 2015, avisée de l'utilisation non conforme de ces données, Facebook avait demandé à Cambridge Analytica de s'assurer de leur disparition et fermé l'accès de l'application fautive à sa plateforme. « C'est comme si un chat s'enfuit et que non seulement vous n'arrivez pas à le rattraper, mais il se duplique à des millions de copies », explique le professeur Ouellet.

Le pire, à son avis, c'est que les vrais chercheurs risquent d'être les victimes collatérales de cette controverse. Il rappelle qu'à Montréal, notamment, les données transmises par Facebook aux universités pour la recherche en intelligence artificielle valent leur pesant d'or.

« SE GARDER UNE GÊNE »

Chercheur en sécurité informatique à l'Université de Sherbrooke, Marc-André Léger croit lui aussi que Facebook n'a rien fait d'illégal dans cette affaire, qui illustre tout simplement à quel point ce réseau social est devenu omniprésent et compile des masses d'informations sur ses usagers. « Il faut se réveiller, les gens ne sont pas conscients. »

« En sécurité informatique, c'est toujours la même histoire : il faut qu'il se passe quelque chose pour qu'on réagisse. »

- Marc-André Léger 

Tant M. Léger que son collègue de HEC Montréal recommandent d'être plus « réservé » sur les réseaux sociaux, de réaliser que les interventions échappent aux utilisateurs dès qu'elles sont publiées. 

« Quand je lis les messages sur Facebook, il me semble qu'il y en a qui en disent un peu trop, il faudrait se garder une petite gêne... », note M. Léger. « On n'est pas obligé de tout dire, renchérit M. Ouellet. Chaque fois, vous donnez un morceau du casse-tête qui vous définit et qu'on peut ensuite utiliser envers et contre vous. »

Même s'il se dit généralement réticent à la « réglementation à outrance », le professeur en marketing à HEC Montréal croit que récolter des données comme le fait Facebook va être une activité de plus en plus contrôlée. « On a vu la même chose dans le domaine financier après la crise des subprimes. »

L'affaire Cambridge Analytica en cinq temps

2013 - Fondation

Fondation de Cambridge Analytica, dont la mission est d'« utiliser les données pour changer les comportements de masse » lors des élections américaines. Il s'agit d'une filiale de l'entreprise britannique Strategic Communications Laboratories (SCL), fondée en 1993. L'entreprise bénéficie d'un investissement de 15 millions US d'un donateur républicain, Robert Mercer, et Steve Bannon, un proche conseiller de Donald Trump, sera pendant un certain temps aux commandes.

2014 - Élections

Cambridge Analytica est impliquée dans 44 élections de mi-mandat aux États-Unis. L'entreprise s'associe à un psychologue de l'Université Cambridge, Aleksandr Kogan, pour qu'il développe un sondage que Facebook l'autorise à publier sur le réseau. Pour 1 $ ou 2 $ sur la plateforme Mechanical Turk, on recrute 270 000 utilisateurs qui doivent télécharger l'application thisisyourdigitallife, présentée comme un outil de recherche « utilisé par les psychologues », et permettre l'accès aux informations de leurs amis. Au total, on récolte ainsi de l'information - emplois, localisation, messages, mentions « J'aime » - sur 50 millions d'Américains.

2015 - Informations

Un reportage du quotidien britannique The Guardian expose les méthodes de récolte d'information de Cambridge Analytica. Facebook est informée que les informations obtenues par thisisyourdigitallife ont été transmises à cette entreprise commerciale, ce qui contrevient à sa politique d'utilisation. Le professeur Kogan voit son autorisation annulée, et on demande à Cambridge Analytica de s'assurer que les données sont effacées.

2016 - Révélations 

Les services de Cambridge Analytica sont utilisés par l'équipe de Donald Trump et les partisans du Brexit, afin de cibler les électeurs et d'identifier les régions où se trouvent les électeurs à convaincre. Deux reportages, notamment dans la publication allemande Das Magazin et dans Motherboard, expliquent comment l'entreprise analyse les informations recueillies sur le web, notamment sur les réseaux sociaux. Cambridge Analytica a toujours soutenu ne jamais avoir utilisé les données controversées obtenues par M. Kogan en 2014 lors de ces deux élections.

2018 - Dénonciation

Le New York Times et The Observer publient le témoignage d'un des employés lors de la fondation de Cambridge Analytica, Christopher Wylie, un scientifique de données canadien. Il évoque une « grossière expérience non éthique » menée en 2014 et qualifie son ancienne entreprise de « machine de propagande ». Le New York Times révèle en outre que les fameuses données sont toujours disponibles sur le web. Informée de l'imminence des révélations des médias, Facebook avait suspendu la veille les accès de Cambridge Analytica, de sa maison mère SCL, d'Aleksandr Kogan et de Christopher Wylie.

- Karim Benessaieh, La Presse