À l’automne 2020, en pleine crise du coronavirus, le président de l’instance dirigeante du soccer mondial, Gianni Infantino, s’est rendu à Rome pour une audience avec le premier ministre italien.

Portant le masque et se saluant du coude, Infantino, président de la FIFA, et le premier ministre Giuseppe Conte ont posé devant les médias avant de disparaître avec le président de la fédération italienne de soccer dans une des salles d’apparat du Palazzo Chigi, résidence officielle du dirigeant italien construite au XVIsiècle. C’était une réunion sur la voie à suivre pour que le soccer continue malgré le confinement, a expliqué M. Infantino.

Mais il avait un autre sujet urgent – et secret – à aborder.

À l’abri des caméras, Infantino a surpris ses hôtes en se révélant porteur de la candidature de l’Arabie saoudite à l’organisation du plus grand championnat de soccer, la Coupe du monde. L’Arabie saoudite, déjà appuyée par l’Égypte, cherchait alors un partenaire européen pour un tournoi unique organisé sur trois continents en 2030, a expliqué le patron de la FIFA aux responsables italiens. L’Italie, a-t-il ajouté, pourrait être ce partenaire.

IMAGE TIRÉE DU COMPTE X DE LA FIFA

Le président de la FIFA, Gianni Infantino, le premier ministre Giuseppe Conte et le président de la fédération italienne de soccer, Gabriele Gravina, prenant la pose avant une réunion où M. Infantino allait transmettre à l’Italie une proposition secrète

Conte a poliment écouté, mais pour lui, ce partenariat était mort-né : l’Italie avait des relations tendues avec l’Égypte depuis le meurtre sous la torture, au Caire en 2016, de Giulio Regeni, un étudiant au doctorat italien. Et en Europe, un profond malaise persistait face au rôle joué par l’Arabie saoudite en 2018 dans l’assassinat de Jamal Khashoggi, chroniqueur au Washington Post.

La réaction italienne au projet de M. Infantino a d’abord été « prudente et, après quelques heures, négative », dit Pietro Benassi, alors le plus haut conseiller diplomatique du premier ministre. Pour l’Italie, c’était non.

Trois ans plus tard, l’Arabie saoudite allait tout de même savourer son triomphe. Le 31 octobre dernier, à l’issue d’un processus accéléré qui a surpris même ses membres, la FIFA a confirmé que l’Arabie saoudite était l’unique candidate à l’organisation de la Coupe du monde 2034. Peu après, M. Infantino a laissé entendre sur les réseaux sociaux que l’affaire était pratiquement réglée et divers dirigeants du golfe Persique ont salué une « victoire arabe », même si le vote officiel n’aura lieu que dans un an.

Dans le monde du soccer, l’appui d’Infantino à l’Arabie saoudite n’a rien de nouveau. Après le refus de Rome, il a proposé à la Grèce de coorganiser la Coupe du monde avec les Saoudiens, favorisé des investissements saoudiens massifs dans le soccer et contribué à la modification des règles qui ont pratiquement assuré au royaume d’être le pays hôte de la Coupe du monde.

Ses efforts n’étaient pas cachés. Mais dans le soccer, on s’interroge sur les motivations d’Infantino. Se sert-il de son pouvoir pour les intérêts de la FIFA ou pour ceux d’un partenaire qui use de sa richesse pour exercer son influence ?

« Comment peut-on s’assurer que la croissance et les valeurs du soccer sont au premier plan et non les relations personnelles ? », demande Lise Klaveness, présidente de la Fédération norvégienne de soccer et critique de la gouvernance de la FIFA.

Un porte-parole de la FIFA a répondu au nom du président Infantino aux questions sur ses actions : rien d’inapproprié n’a été fait pour garantir à un candidat préféré la Coupe du monde, a-t-il dit. « La sélection des sites de la Coupe du monde de la FIFA se fait par un appel d’offres ouvert et transparent », a dit le porte-parole, ajoutant que M. Infantino n’avait pas « déclenché ou lancé » de discussions sur la candidature de l’Arabie saoudite avec des partenaires potentiels.

Mais la rapidité et l’opacité de l’attribution des tournois de 2030 et de 2034 suscitent de nouvelles critiques sur la manière dont la FIFA dirige le soccer : on reproche à l’organisation que ses décisions les plus importantes soient désormais prises par un petit groupe de dirigeants – mené par M. Infantino – puis bénies par un conseil d’administration docile.

« Ce qui est incroyable, c’est que c’est la nouvelle FIFA », déplore Miguel Maduro, premier responsable de la gouvernance nommé par M. Infantino après ses promesses de transparence et de réformes éthiques. « Or, ils reviennent à la même façon d’attribuer la Coupe du monde. »

L’Arabie saoudite n’a jamais caché son désir de l’accueillir. Sous la houlette du prince Mohammed ben Salmane, l’État saoudien compte sur le sport pour projeter l’image d’un pays dynamique, moderne et ouvert. Des milliards ont été dépensés pour des matchs de boxe, la Formule 1, le circuit LIV Golf et, récemment, la mise sous contrat de grandes vedettes du soccer international par la Ligue professionnelle saoudienne.

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L’Arabie saoudite dépense des milliards pour attirer des vedettes mondiales comme Cristiano Ronaldo dans la Ligue professionnelle saoudienne.

Mais le joyau convoité a toujours été la Coupe du monde. Et en Infantino, l’Arabie saoudite a trouvé un allié zélé. À bien des égards, les ambitions du royaume coïncidaient avec sa volonté de créer de nouveaux évènements définissant sa postérité et requérant tous d’énormes capitaux.

Ainsi, en 2018, Infantino a stupéfié le conseil d’administration de la FIFA en lui présentant de nouvelles compétitions financées par des investisseurs dont il voulait taire l’identité.

Après l’échec de ce projet, il est apparu que le partenaire mystère, SoftBank, comptait l’Arabie saoudite parmi ses principaux bailleurs de fonds. En 2021, M. Infantino a déclenché une tempête dans le soccer en déclarant que la FIFA étudierait une offre saoudienne visant à tenir la Coupe du monde tous les deux ans (la vive réprobation a fait avorter cette idée controversée).

Malgré ces échecs, les relations entre M. Infantino et l’Arabie saoudite n’ont fait que se resserrer. Il a fréquemment vanté les évènements saoudiens sur les médias sociaux. En 2021, il a joué dans une vidéo du ministère des Sports de ce pays. En août 2022, le prince Mohammed ben Salmane et lui ont partagé une loge lors d’un match de boxe à Jeddah.

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Le prince Mohammed ben Salmane (deuxième à gauche) aux côtés de Gianni Infantino, dans une loge privée lors d’un combat de boxe à Jeddah l’an dernier

Trois mois plus tard, M. Infantino lui a rendu la pareille lors du match d’ouverture de la Coupe du monde au Qatar. Le mois dernier, les deux hommes ont été photographiés assis côte à côte lors d’un autre évènement à Riyad.

« Ça envoie un message et c’est voulu », dit Minky Worden, directrice des initiatives mondiales à Human Rights Watch, qui y voit un « symbole visuel de deux poids, deux mesures ».

Parallèlement, M. Infantino s’est fait l’ambassadeur des visées saoudiennes sur la Coupe du monde.

Après le refus de l’Italie d’une candidature commune, l’Arabie saoudite a fait la même offre à la Grèce, et Infantino a discuté du projet avec le premier ministre grec en marge d’une réunion des Nations unies en septembre 2021. Mais cette idée a été retirée quand le Maroc, l’Espagne et le Portugal ont proposé une candidature jugée imbattable pour la Coupe du monde 2030.

L’Arabie saoudite a changé de stratégie. Conscients que la proposition Espagne-Portugal-Maroc l’emporterait probablement sur une offre moins bien lotie de quatre pays d’Amérique du Sud, les Saoudiens ont réalisé qu’ils pouvaient tirer profit de règles de la FIFA interdisant une nouvelle candidature Europe-Afrique pour l’organisation de la Coupe du monde 2034.

Puis, la FIFA a tiré deux lapins de son chapeau.

Elle a décrété que les trois premiers matchs de la Coupe du monde 2030 auraient lieu en Uruguay, en Argentine et au Paraguay pour célébrer le centenaire de la Coupe du monde (la première a eu lieu en Uruguay en 1930). Cela a lié l’Amérique du Sud à la candidature Portugal-Espagne-Maroc et éliminé ce continent de la liste des candidats admissibles en 2034.

Mais une fois 2030 réglée, la FIFA a annoncé sans prévenir qu’elle avançait de trois ans l’appel d’offres pour 2034, un avantage pour la candidature saoudienne toute prête, face aux autres pays intéressés. De plus, les délais étaient très serrés : seulement 25 jours pour exprimer leurs intentions, et quelques semaines de plus pour présenter des offres officielles, qui nécessitent généralement un appui gouvernemental important.

M. Infantino a affirmé qu’une « large consultation » avait précédé la décision. Mais Mme Klaveness, de la fédération norvégienne, a déclaré n’en avoir pris connaissance qu’en lisant le communiqué de presse officiel ; le directeur général du soccer australien a déclaré que les changements ont pris sa fédération « un peu par surprise ».

Qui n’a pas été surpris ? L’Arabie saoudite. Dans les minutes qui ont suivi, elle a publié une déclaration du prince Mohammed ben Salmane annonçant sa candidature pour 2034. Quelques heures plus tard, le président de la fédération asiatique a annoncé le soutien total de l’ensemble de ses membres à l’offre saoudienne.

Très vite, Infantino n’a laissé planer aucun doute sur l’issue qu’il privilégiait. Lors d’un sommet du soccer asiatique à Tachkent, en Ouzbékistan, puis lors d’un suivi en ligne une semaine plus tard, le président de la FIFA a exhorté la fédération asiatique – qui comprend l’Australie – à « être unie pour la Coupe du monde 2034 ». Le message n’était pas explicite. Mais il a été reçu.

L’Indonésie, qui une semaine auparavant évoquait sa candidature, y a renoncé. L’Australie, seule candidate potentielle restante, s’est retirée quelques heures avant l’échéance. Selon son dirigeant, James Johnson, l’Australie avait conclu qu’aucune autre proposition n’avait de chance face à un soutien public aussi puissant aux Saoudiens. « Les chiffres sont contre nous. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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