Nous sommes le 16 février 1994, à Lillehammer, un village au cœur de la Norvège. À son réveil, Jean-Luc Brassard l’ignore encore, mais entre ce moment et celui où il allait défaire ses draps à nouveau, il aurait inscrit son nom dans l’histoire olympique.

En quittant le village des athlètes, le conducteur de la camionnette menant Brassard et son équipe vers la montagne est impliqué dans un léger accident. « Je m’en souviens, parce que personne n’a paniqué, alors que d’autres auraient pu paniquer. On a juste changé de van. Tout le monde est resté très calme », explique l’ancien skieur devenu depuis analyste et animateur.

L’équipe prend finalement le chemin de la montagne. « Sur la route, on arrivait vers le haut. J’avais déjà vu qu’il y avait beaucoup de monde. Et à Lillehammer, il avait fait soleil toute la semaine, mais très froid. Il y avait une favorite chez les femmes, Stine Lise Hattestad, alors beaucoup de monde s’était déplacé. »

Depuis son arrivée en Norvège, Brassard entame ses descentes d’entraînement en chasse-neige. Simplement pour sentir ses skis, être à l’aise sur la neige, prendre pleine conscience du moment dans lequel il se trouve et contrôler son stress avant d’y aller à fond de train. « Les gens passaient vite à côté de moi. Ça me tentait, mais non. Jusqu’à l’avant-dernière descente, où j’ai essayé de faire une descente olympique. Ça allait vraiment bien, c’était vraiment cool. J’avais tellement de bonnes sensations que j’ai perdu un peu le focus. Je suis allé sur le saut du bas et j’ai vraiment freaké. J’ai battu des bras, parce que je voyais que j’atterrissais au mauvais endroit. J’ai complètement manqué ma zone. J’ai atterri devant ma bosse. J’ai tout perdu. Mes gants, mes bâtons, mes skis. J’ai même entendu la foule réagir. »

Pour la première fois de la semaine, j’avais un doute. Et je n’avais plus de temps d’entraînement, car ils fermaient le parcours. J’ai ramassé mes cliques et mes claques, je suis remonté dans le parcours, je suis allé jusqu’au milieu. J’ai essayé de simuler la vitesse. Ça a bien été, mais j’avais un doute.

Jean-Luc Brassard

Brassard revoit en boucle cette dernière descente d’entraînement pendant que les femmes compétitionnent sur la piste norvégienne. Avec son coéquipier John Smart, il attend dans une coquette cabane de bois. Deux chaises, un banc, une vitre et une porte. Il se souvient à quel point l’ambiance était à couper au couteau. L’attente est interminable, car en vertu de son excellente descente de qualification la veille, Brassard est le dernier skieur à s’élancer, et ainsi, décider du sort de tout le monde.

« J’avais juste envie de prendre la radio, dit-il en agrippant un walkie-talkie laissé sur la table, pour appeler les entraîneurs et leur demander où Stine Lise avait fini. Par hasard, cette année-là, lorsque la Norvégienne finissait première, j’étais premier. Quand elle était troisième, j’étais troisième. On se suivait tout le temps. La seule fois où on n’a pas eu la même position, c’est lorsqu’on a raté le podium la même journée. Elle a fini quatrième et moi sixième. Donc tu restes toujours un peu superstitieux en te disant que tu veux le savoir, mais tu ne veux pas vraiment le savoir, parce que si elle finit 12e »

Après la course des femmes, toujours sans connaître le résultat de Hattestad, Brassard sort de la cabine malgré un froid spectaculairement désagréable. Il est rongé par le stress. Il reste 45 minutes avant son départ. Dans l’aire de préparation, il y a des entraîneurs, des athlètes, des employés de la télévision, des physiothérapeutes, « mais ce qui est phénoménal, c’est que c’est le super silence ».

Il poursuit : « Près du portillon de départ, j’ai enlevé mes skis pour aller voir la foule et je suis resté surpris, parce que c’était noir de monde. En haut, sur les côtés, dans le bas. C’était vraiment impressionnant. Tu essaies de gérer ton stress. Parfois, je fermais les yeux pour essayer de tempérer ma respiration et pour baisser le niveau de stress. Et en ouvrant les yeux, il y avait le gros objectif de NBC qui était là », souligne-t-il en mettant sa main à quelques centimètres de son visage.

C’est en commençant à raconter la suite, déterminante dans la quête de sa médaille d’or, qu’il commence à avoir des trémolos dans la voix. Incapable de retenir ses larmes, le champion craque. « C’est fou, ce qui s’est passé », admet-il en essuyant une larme sur sa joue.

« C’est dur de ne pas penser à ce qui arrive si je fais bien, ce qui arrive si je fais ça mal. Est-ce que je vais manquer mon coup encore une fois ? Parce que tu sais que pour l’ensemble de la population, même si le but est de le faire pour toi, ça va définir le reste de ma vie. Et à un moment donné, cette gestion du stress t’amène à vivre une échelle d’émotions. »

Puis, à un moment donné, j’ai vraiment perdu le contrôle de mes émotions. C’est la première fois que je le perdais à ce moment-là et à ce niveau-là dans toute ma carrière. Là, j’ai pris une décision assez spéciale : j’ai décidé de ne pas faire la course.

Jean-Luc Brassard

Pour lui, c’était réglé. Il n’existait aucune autre option. « Je ne voulais plus vivre ce stress-là. Je ne fais pas du ski pour cette raison-là. J’ai décidé de ne pas faire la course. Je voulais ramasser mes choses, descendre au village, prendre le premier avion et m’en aller vivre dans le bois. Ce que j’aime, c’est faire du ski. J’allais être proche du bois, proche d’une pente de ski, peu importe ! Je ne veux pas assumer de faire une descente après laquelle tout le monde va dire que je suis un loser, parce que j’ai peut-être manqué mon coup. Là, mon esprit s’est emballé. »

Il fait finalement ce qu’aucun athlète ne faisait en 1994, surtout dans une situation aussi critique : il va demander de l’aide.

« Il fallait que je le dise à l’entraîneur, mais je ne savais pas comment le verbaliser. Donc j’ai marché dans l’aire de préparation. Peter Judge ne disait rien, avec ses lunettes fumées et sa gomme, mais il m’écoutait. Je n’avais pas le courage de lui dire que je ne voulais pas faire la course, donc je lui ai juste dit : “Pete, ce coup-là, j’ai peur.”  Il m’a regardé et il n’a rien dit. Il a continué à mâcher sa gomme. Je me suis dit : ah, voilà, j’ai tout saboté. Et il m’a posé une question : “Pourquoi tu fais du ski ?” Je n’ai même pas pensé et spontanément je lui ai dit que je faisais du ski parce que j’aime ça. Et il m’a simplement dit : “Alors, amuse-toi.” Ce qu’il a dit, c’est l’essence même de tous les sportifs. Juste le fait de l’entendre, on dirait que toutes les briques imaginaires sont allées sur ses épaules et sont tombées. J’ai pu me concentrer sur la course. »

C’était seulement 15 minutes avant d’exécuter la descente qui allait changer le reste de sa vie.