Avec sept podiums aux Championnats du monde de la FINA, sept aux Jeux du Commonwealth et cinq aux Jeux panaméricains, Jennifer Abel a l’un des plus beaux palmarès du plongeon canadien. Aux Jeux olympiques, sa médaille de bronze en synchro en 2012 est un peu passée dans l’ombre, étant donné qu’elle marquait un moment historique pour sa partenaire Émilie Heymans. À l’aube de la trentaine, la Montréalaise n’est pas toujours reconnue à son juste mérite. En renouant avec le podium à Tokyo, préférablement à l’épreuve individuelle, la puissante spécialiste du tremplin pourrait faire changer la donne. En attendant, rappel de ses trois expériences olympiques et des apprentissages qu’elle en tire.

Pékin 2008 : l’enfance

En voyant les cinq anneaux olympiques pour la première fois dans le Nid d’oiseau, le fameux édifice cubique abritant les piscines de Pékin, en août 2008, Jennifer Abel s’est mise à pleurer. Elle avait encore 16 ans, elle venait de finir sa quatrième secondaire et elle s’apprêtait à disputer ses premiers JO.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

Jennifer Abel salue ses proches à son arrivée à l’aéroport Trudeau, de retour de la Chine après les Jeux olympiques de Pékin, le 25 août 2008.

« Ce n’était pas dans ma ligne de mire », se souvient-elle aujourd’hui. Huit mois plus tôt, elle avait délaissé la tour de 10 m, où elle excellait, pour se consacrer exclusivement au tremplin de 3 m, sa meilleure chance de se sélectionner pour Pékin.

Après avoir assuré un deuxième quota olympique à son pays grâce à sa 11place à la Coupe du monde, en février, Abel s’est qualifiée pour les Jeux en se classant deuxième derrière Blythe Hartley aux Essais canadiens, quelques mois plus tard.

Plus jeune demi-finaliste par près de quatre ans à Pékin, Abel a fini 13e, ratant la finale par un seul rang. Même si elle n’avait théoriquement « aucune attente », la Montréalaise a bien caché son désarroi devant les journalistes.

« J’étais tellement déçue, mais tellement déçue ! raconte-t-elle. J’ai appelé mon frère en pleurant. Il m’a dit : “Jenn, tu imagines comment tu es hot en ce moment ? Tu as 16 ans, tu viens de faire tes premiers Jeux, tu as fini 13e. Toi, tu es en train de pleurer comme si ta vie est finie…” »

La leçon : « En faisant le sommaire de toute ma carrière, c’est d’arrêter de mettre autant d’émotions sur des places ! Je sais que c’est facile à dire, mais ç’a été la même chose à Rio… »

Une déclaration à l’époque : “Il y a un an, elle tentait toujours d’atterrir dans la piscine !”

Mitch Geller, directeur de la haute performance à Plongeon Canada

Son meilleur souvenir : « Dans le Village olympique, juste devant l’édifice d’Équipe Canada, il y avait des jeux d’arcade. Meg [Benfeito], Roseline [Filion] et moi, on y jouait toujours ! C’est vraiment le souvenir d’une enfant de 16 ans. Ce n’est pas tout le monde qui peut avoir une occasion comme celle-là. »

Les résultats

13e au 3 m individuel (10e en qualifications). Elle a raté la finale par 18,30 points.

Sa compatriote Blythe Hartley a pris le quatrième rang.

Londres 2012 : la médaille

Jennifer Abel n’avait qu’une chose en tête aux Jeux olympiques de Londres en 2012 : écrire l’histoire. Pas nécessairement pour elle, mais pour Émilie Heymans, sa partenaire de synchro.

PHOTO MIKE RIDEWOOD, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jennifer Abel et Émilie Heymans montrent leurs médailles de bronze à la compétition féminine de plongeon synchronisé de 3 m aux Jeux olympiques de Londres, en 2012.

Pour son dernier tour de piste, Heymans tentait de devenir la première plongeuse et athlète canadienne à monter sur le podium à quatre présentations successives des Jeux d’été. Pour ce faire, Abel devait être à la hauteur.

« Honnêtement, j’en ai fait des cauchemars ! s’exclame-t-elle neuf ans plus tard. [Cette pression], je le savais, elle ne venait que de moi, mais je ne voulais vraiment pas être celle qui lui aurait fait manquer son occasion. Quatre médailles à quatre Jeux consécutifs, c’est quand même seize ans de travail ! »

Abel a été solide comme le roc et le duo canadien a remporté le bronze, devançant les Italiennes de justesse.

« Pour moi, ç’a été un moment de soulagement. Pas que ma carrière était faite, mais j’avais atteint tous les niveaux. En 2008, j’étais devenue olympienne. En 2012, je suis devenue médaillée. À ce moment-là, je croyais vraiment qu’une carrière olympique se mesurait à ça. »

Sur le plan individuel, Abel a fini sixième après avoir pris le quatrième rang en préliminaires et en demi-finale. Une erreur à son troisième essai l’a écartée de la course aux médailles.

« J’étais quand même contente, ça ne me dérangeait pas », relate celle qui avait terminé troisième aux Mondiaux précédents.

J’étais jeune, je me disais que j’allais revenir. J’étais heureuse de plonger, la vie continuait. Bonne performance ou non, ce n’était pas la fin du monde.

Jennifer Abel

Cette forme de détachement lui a échappé dans le cycle olympique suivant. Elle ne veut plus jamais l’oublier.

La leçon : « On dirait que tout est flou à cause de la médaille. Quand ça va bien, il n’y a pas d’apprentissages. Tu apprends seulement quand ça ne va pas bien. »

Une déclaration à l’époque : « Quand notre médaille a été assurée, c’est d’abord à Émilie que j’ai pensé. J’étais tellement contente pour elle. Elle avait la chance de passer à l’histoire. On ne voulait pas se laisser distraire par ça, mais on connaissait très bien l’enjeu… »

Son meilleur souvenir : « Quand on a vu “3e après notre dernier plongeon… Je me souviens, Émilie ne voyait pas très bien. Elle plissait des yeux. Je disais : “On l’aaaa !” Elle était comme : “T’es sûre ?” “Oui, je suis sûre !” Je vois encore la photo. D’ailleurs, quand tu tapes “Émilie Heymans, Jennifer Abel” dans Google, tu tombes dessus. »

Les résultats

– Bronze au 3 m synchronisé avec Émilie Heymans

– 6e au 3 m individuel (4e en préliminaires et en demi-finale)

Rio de Janeiro 2016 : la peur

Les autres. Jennifer Abel y a beaucoup pensé avant de monter les marches vers le tremplin en cette fin d’après-midi à Rio de Janeiro, le 14 août 2016. Les gradins étaient remplis, vibrant encore des acclamations à la suite du plongeon de l’Italienne Tania Cagnotto, qui soufflait dans le cou de la Montréalaise.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Jennifer Abel au plongeon de 3 m, le 28 avril 2019

Abel était alors troisième et elle avait peur. « C’est la première fois que je sentais ça. J’en tremblais. Tous les mauvais scénarios me passaient par la tête avant ce dernier plongeon. C’est vraiment là que la pression a monté. »

Elle avait peur d’échouer, mais surtout, elle craignait ce que les autres en penseraient.

« J’avais peur de manquer. Mon Dieu, si je manque, qu’est-ce que les gens vont dire ? Dans le fond, je n’avais pas peur de mon plongeon. J’avais peur des commentaires des gens. »

Cette pression immense que s’imposent les athlètes olympiques, elle est donc parfois extrinsèque. Ce qui lui fait dire : « On n’est pas normaux, hein ? »

En réalité, son plongeon, un double périlleux et demi arrière, elle ne l’a pas raté, tant s’en faut. Elle a reçu des notes entre 7,5 et 8,5. Mais il lui a manqué six points pour tenir Cagnotto à distance.

Quatrième, encore, comme une semaine plus tôt en synchro avec Pamela Ware. Abel a gardé le sourire et est allée féliciter Cagnotto. Deux fois quatrième à Londres, celle-ci lui a dit de ne pas s’en faire, que son tour viendrait.

« Ce n’était juste pas le temps pour moi de terminer sur le podium », acquiesce Abel cinq ans plus tard.

N’empêche, l’expérience a été douloureuse. L’année suivante, elle ne voulait « plus rien savoir de rien ».

Avec le recul, Abel a compris qu’elle avait besoin de se recentrer sur elle-même, de ne plus laisser son destin entre les mains des autres, y compris ses entraîneurs.

« Les décisions, ce n’est pas moi qui les prenais, qui disais : je veux faire ça », explique-t-elle.

On nous donnait des suggestions : “On pense que ce serait bien pour toi.” Je le faisais quand même, mais ce n’était pas nécessairement quelque chose que j’approuvais [toujours].

Jennifer Abel

Pour sa quatrième participation aux JO à Tokyo, Abel sera-t-elle plus sereine ? « Sereine, peut-être pas. C’est sûr que je vais être stressée, mais je vais être capable d’accepter tout ce qui en est. J’ai eu une bonne réflexion et c’est pourquoi aujourd’hui je n’échangerais pas ces quatrièmes places là. »

Que les autres se le tiennent pour dit.

La leçon : « J’en reviens à ce que je disais par rapport à 2008 : arrêter de mettre des émotions sur des positions. À Pékin, j’avais fini 13e, donc la première à ne pas être en finale. À Rio, j’étais la première à ne pas avoir de médaille. J’étais déçue de ça. »

Une déclaration à l’époque : « Est-ce que vous savez à quel point c’est difficile, plonger, quand il y a de la pression, quand les filles sont fortes et plongent bien ? Être capable de rester concentrée, pour moi, il y a une super belle histoire derrière. C’est ça, ma médaille. »

Son meilleur souvenir : « C’est triste, mais c’est de la déception. En fait, ce n’est pas nécessairement le bon mot. C’est juste que je me mentais à moi-même, comme si j’étais heureuse. J’étais dans le déni. Je voulais bien me sentir, me faire croire que c’était correct, que c’était bon. Mais non. »

Les résultats

– 4e au 3 m individuel, à 5,55 points de la troisième place. Elle était 1re après les préliminaires, 3e après la demi-finale…

– 4e au 3 m synchro avec Pamela Ware, à moins d’un point des Australiennes et de la médaille de bronze.