C’est l’histoire d’une statue ou bien peut-être d’un mythe. C’est l’histoire d’un gardien et de sa pose, célèbre autant que ses exploits, qui reste enfoncée dans tant de souvenirs après tant d’années.

En premier, c’est l’histoire, immortalisée à jamais, d’un gardien trop grand, qui a dû s’inventer une position de répit au lieu de faire comme tous les autres, qui se reposaient en s’appuyant sur leurs jambières.

C’est ce qui a fait grandir la légende de Ken Dryden, et en retour, ce qui a mené à cette statue, nommée The Goalie – Le gardien –, créée en 1985 par l’artiste Robin Bell, en Italie, « à même les carrières que fréquentait Michel-Ange », selon Dryden.

Au fil du temps, l’œuvre a déménagé à trois reprises : de la Place Vertu en 1985 à la Place Montréal Trust en 2011, et puis enfin ici, devant l’aréna Raymond-Bourque, dans l’arrondissement de Saint-Laurent.

Au moment de célébrer ce troisième (et dernier ?) déménagement samedi, Alan DeSousa, maire de Saint-Laurent, racontait comment il fallait faire quelque chose pour donner plus de visibilité à The Goalie, auparavant laissée à l’abandon dans un recoin de la Place Montréal Trust au centre-ville. « Elle était là, recouverte de poussière, et plus personne ne savait qu’elle était là », a expliqué M. DeSousa.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Alan DeSousa

Il y a des joueurs qui marquent des générations pour une foule de raisons : les buts, les points, les grands triomphes. Dryden, qui a gardé le filet du Canadien lors de la grande dynastie des années 1970, a marqué l’imaginaire autant par ses triomphes que par son masque et cette pose.

Ça le surprend encore.

Quand on pense à des joueurs, dans n’importe quel sport, on pense à eux alors qu’ils sont en action, pas alors qu’ils ne le sont pas. Maintenant, quand on se souvient de moi, c’est de ça qu’on se souvient…

Ken Dryden

Il rappelle que jadis, des gens ont entrepris de lui donner un surnom : le Berger. « C’était parfait, parce que c’est le travail du gardien : de veiller au grain, afin de s’assurer que tout va bien », ajoute-t-il en souriant.

À ce jour, près de 45 ans après sa retraite, Dryden est encore défini par cette image de lui-même. Celle du gardien cérébral, qui est au-dessus de la mêlée et au-dessus de ses affaires, inébranlable face à l’adversité. C’est une image qu’il a savamment cultivée pendant ses huit saisons sur les glaces de la LNH.

PHOTO ANTOINE DESILETS, ARCHIVES LA PRESSE

Ken Dryden en mai 1971

Pour des raisons de repos, bien sûr, mais aussi parce que ça envoyait un message fort au reste de la ligue.

« Ça projetait le calme et la confiance, ajoute-t-il. C’est un message très important à transmettre à ses coéquipiers, aux fans, et aussi à l’autre équipe. Les coéquipiers doivent savoir que tout va bien derrière, et les adversaires, eux, doivent savoir qu’ils ne seront pas en mesure d’atteindre le gars à l’autre bout.

« Je me souviens de la conférence de presse pour le retrait de mon chandail et celui de Serge Savard [en 2006]… On avait apporté une photo de nous deux, prise lors d’un match contre Buffalo ; on y voit Serge qui a la rondelle, il passe derrière le filet, et Richard Martin est en train de le pourchasser… Martin était un grand marqueur, et sur la photo, il est juste derrière Serge. Il pourrait lui soutirer la rondelle, et moi, je suis là, debout, accoté sur mon filet, comme si de rien n’était. S’il y a quelque chose pour résumer un peu comment c’était pour nous dans les années 1970, c’est ça. »

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Serge Savard et Ken Dryden présentent la fameuse photo le jour du retrait de leur chandail, en 2006.

La ville à leurs pieds

À 76 ans, Dryden ne joue plus au hockey depuis longtemps, mais il n’a rien oublié de ce qu’il a vécu par ici, alors que le Canadien, la ville à ses pieds, n’avait pas droit à la défaite.

« On parle souvent de la saison des huit défaites (1976-1977), mais à partir de celle-là, je crois qu’on a perdu quelque chose comme 30 matchs en trois ans… On s’est tous retrouvés au bon endroit, au bon moment, entourés par les meilleures personnes. On avait le meilleur DG de l’histoire en Sam Pollock, le meilleur coach de l’histoire en Scotty Bowman, et on avait les meilleurs joueurs, dans le meilleur aréna, et devant les meilleurs fans, qui étaient les plus passionnés, engagés, les plus grands connaisseurs. Ça nous forçait à donner le meilleur de nous-mêmes.

« Le message des médias, des fans, de la direction, c’était qu’on devait avoir conscience à quel point nous étions bons. Une fois qu’on le réalise, on n’a pas le droit de ne pas être aussi bons qu’on en est capables. Si on battait les Blues 5-3 et que c’était une performance ordinaire, on savait qu’il fallait être meilleurs. »

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

La statue de Ken Dryden devant l’aréna Raymond-Bourque, dans l’arrondissement de Saint-Laurent

Dryden convient que les temps ont bien changé, le hockey aussi, mais cette pression si « montréalaise », qu’on sort à tout coup pour expliquer en partie l’absence des grands triomphes depuis le dernier, en 1993, existait aussi dans son temps.

Seulement, elle n’atteignait pas cette version du club, et encore moins ce gardien qui s’appuyait le menton sur son bâton pour relaxer entre deux arrêts.

« Ça donne un environnement difficile, parce que tu dois toujours atteindre un standard, admet-il. Mais c’est le bon environnement et c’est le bon standard à viser. On savait qu’on était bons et meilleurs que nos adversaires. »

La saison où on a perdu ces huit matchs, pourquoi les a-t-on perdus ? Nous étions meilleurs que toutes ces équipes.

Ken Dryden

À titre d’exemple, Dryden évoque une citation de la joueuse de tennis Billie Jean King : la pression est un privilège. « C’est une bonne citation… Le défi, c’est quand on s’attend à ce que tu sois meilleur que tu ne l’es en réalité ; ça, c’est difficile. La pression peut te rendre un peu meilleur, mais quand les attentes vont au-delà de ça, cette pression peut être dérangeante, parce que tu ne peux atteindre ce standard que les gens exigent. »

Et si un membre de l’édition actuelle du Canadien a besoin d’un peu d’inspiration, il pourra toujours aller se recueillir devant la statue de Ken Dryden, un hommage à une époque plus glorieuse, où la victoire était une telle certitude que le gardien pouvait se permettre une telle pose.

« Quand tu es aussi bon que les attentes, il n’y a pas de meilleur endroit pour jouer au hockey que Montréal ou Toronto, a conclu la légende du Canadien. Mais si tu n’y parviens pas, ça peut être vraiment difficile… »