(Bilbao, Espagne) À travers sa chemise blanche immaculée d’AG2R Citroën, on devine les lignes de tatouage tracées dans le dos de Julien Jurdie. Elles correspondent toutes à des victoires ou des podiums importants pour lesquels le directeur sportif de l’équipe française était au volant.

Jurdie les a dévoilées en intégralité dans la série documentaire Tour de France – Au cœur du peloton, déposée récemment sur Netflix.

Après la Formule 1, le golf et le tennis, la plus grande épreuve cycliste au monde a ouvert ses coulisses aux caméras et micros du géant du divertissement, en tournage l’été dernier.

Le troisième épisode sur huit, mettant en vedette Jurdie et ses protégés, est l’un des meilleurs.

Relativement inconnu hors des cercles cyclistes, l’ancien coureur amateur de Saint-Étienne raconte, la gorge nouée, que son père, aujourd’hui décédé, n’a jamais assisté à l’une de ses compétitions quand il était gamin. Et à quel point il aurait souhaité qu’il puisse voir jusqu’où il s’est rendu comme directeur sportif.

IMAGE TIRÉE DE LA BANDE-ANNONCE DE LA SÉRIE TOUR DE FRANCE

Bob Jungels au fil d’arrivée de la 9e étape du Tour de France, l’an dernier

La réaction dans la voiture après la victoire spectaculaire du Luxembourgeois Bob Jungels, à la neuvième étape, est un concentré d’émotions et de joie pure qui fait les délices du réalisateur. Cris, pleurs et tapes sur les cuisses.

« Les images peuvent peut-être paraître un peu fofolles », s’est presque excusé Julien Jurdie, rencontré vendredi dans un hôtel de Bilbao, près du grand port et de l’estuaire du Nervion, le grand fleuve du Pays basque espagnol.

« Mais c’est tout un travail et on le fait pour vivre ces émotions-là. Il y a bien sûr un énorme travail des coureurs, qui sont les acteurs de ce sport, mais également de tout le staff : mécaniciens, assistants, kinés et même le secrétariat. Forcément, quand vous gagnez une étape du Tour de France, les émotions ressortent et sont multipliées par dix. »

Hugo Houle, dont Jurdie a été le premier directeur sportif de 2013 à 2017, en aurait pris davantage.

« J’ai trouvé ça bien, ça fait découvrir notre univers aux gens, mais il manquait quelque chose sur le plan des émotions », a témoigné celui qui a visionné la série en tandem avec son amoureuse. « Je m’attendais à plus, honnêtement. »

Son équipe, Israel-Premier Tech (IPT), n’ayant pas fait la « sélection » des producteurs, sa victoire dramatique est donc absente de la série. « Ils auraient eu un bon show », a convenu le Québécois, même si son opinion n’est pas fondée là-dessus.

Il estime qu’Au cœur du peloton souffre de la comparaison avec Drive to Survive, l’immense succès de Netflix qui a propulsé la Formule 1 dans une nouvelle dimension et inspiré les autres sports. L’absence d’arc dramatique entourant l’évolution du classement général, jusqu’à la victoire finale de Jonas Vingegaard, l’a laissé sur son appétit.

Il manquait un petit quelque chose pour m’amener sur le bout de mon siège, me garder plus allumé, un peu comme quand j’ai visionné Drive to Survive.

Hugo Houle, à propos de la série Au cœur du peloton

Son coéquipier Guillaume Boivin partage entièrement cet avis. « Ils ont fait une bonne job, mais je pense qu’il y avait plus de crunchy et de drame que ce qu’ils ont montré », a affirmé celui qui s’apprête à disputer son troisième Tour d’affilée.

Il évoque une passe d’armes entre Jonathan Vaughters, le PDG d’EF Education-EasyPost, et son coureur Alberto Bettiol. Sur l’étape des pavés, l’Italien semblait coopérer avec Tadej Pogačar, d’UAE Team Emirates, tandis que son coéquipier Neilson Powless, en échappée, pouvait se diriger vers le maillot jaune, qu’il a finalement raté par 13 secondes.

« Apparemment que Vaughters lui est tombé sur la tomate pas mal dans l’autobus. Il semble qu’ils avaient ça sur vidéo, mais ils ne l’ont pas montré. J’aurais aimé voir ça. »

Peut-être la formation, qui avait un certain droit de regard sur les images, a-t-elle refusé. Comme IPT partage son hôtel avec EF pour le grand départ, Boivin pourra vérifier par lui-même…

La rivalité en coulisses

Selon lui, la série présente un univers un peu aseptisé qui n’est pas tout à fait fidèle à la réalité.

« Il y a des rivalités dans le sport. Ce n’est pas vrai que tout le monde s’aime, se donne des high five. Ça serait bien [de voir ça] pour donner un bon show. »

Boivin estime que les cyclistes professionnels doivent accepter une part de responsabilité. « En général, on est très fermés dans nos commentaires. […] Ça serait cool que les équipes disent aux gars : “Donnez un show !” »

Julien Jurdie est à l’origine d’un de ces moments plus authentiques. Après une étape, il tord presque un bras à son leader blessé Ben O’Connor pour qu’il poursuive sa route. Manifestement estomaqué, l’Australien accepte de se traîner sur une étape supplémentaire – celle remportée par Jungels – avant de plier bagage.

Un an plus tard, Jurdie assume toujours son forcing, assurant que « c’est le staff médical qui décide » au bout du compte. Pour contexte, il rappelle qu’O’Connor voulait abandonner après une chute à la première étape en 2021. Il s’était laissé convaincre de remonter en selle le lendemain, ce qui l’a mené à une victoire à Tignes et une quatrième place au classement général.

« C’est clair que c’est délicat, hein. Forcément, le coureur, mentalement, il va se dire : “Il faut que j’arrête, c’est trop dur.” Nous, on doit trouver le bon équilibre entre écouter et se servir de notre expérience du Tour qui nous fait dire : “Il ne faut jamais rien lâcher”, une valeur que le patron Vincent Lavenu nous a inculquée. »

Boivin n’a pas été surpris par cette dynamique.

« Moi, j’ai fait un Tour d’Italie avec une cheville cassée lors du deuxième jour. C’est toujours le même pattern : nous, on a de la pression, les directeurs sportifs en ont des managers, et les managers ont de la pression des sponsors pour gagner des étapes. Donc, tout le monde pousse jusqu’à la limite. »

Regards sur la série

C’est peut-être l’une des forces d’Au cœur du peloton, réfléchit Boivin : « Les gens qui ne connaissent pas ça se disent : “Ils font juste une course de bécyk, un gars gagne chaque jour, il n’y a pas de stress.” Mais il y a tellement de pression au Tour de France. Pratiquement tout l’argent des sponsors est mis pour [cette course]. »

Antoine Duchesne, que l’on aperçoit à quelques reprises pendant les épisodes impliquant Groupama-FDJ, croit néanmoins que la réalisation a trop lourdement insisté sur la « souffrance » et la « douleur » inhérentes à la pratique de ce sport au plus haut niveau.

PHOTO SIMON DROUIN, ARCHIVES LA PRESSE

Antoine Duchesne l’été dernier, alors qu’il amorçait ce qui allait être son dernier Tour de France

Je trouve qu’ils en ont mis un peu. Ça reste un sport. Des mots comme “guerrier” ou “tueur”… ce n’est pas ça qu’on fait. On fait du vélo.

Antoine Duchesne, cycliste professionnel à la retraite

Enthousiaste par rapport à la série en général, Duchesne aurait souhaité que le rôle des équipiers soit mieux expliqué. « On me voit seulement parce que je suis assis entre David [Gaudu] et Thibaut [Pinot] dans l’autobus ! »

Les scènes joyeuses, comme celle où il chante L’Amérique pleure, des Cowboys Fringants, en chœur avec tous ses coéquipiers, sont trop rares à son goût.

« On a tellement déconné dans ce Tour ! C’est le grand tour où on a le plus ri. C’est comme ça pour plusieurs équipes. »

PHOTO MARCO BERTORELLO, AGENCE FRANCE-PRESSE

Le champion de l’an dernier, Jonas Vingegaard, et son coéquipier Wout van Aert à l’entraînement jeudi en vue du Tour de France

Mais son principal reproche est la façon dont la réalisation a présenté Wout van Aert, coéquipier de Vingegaard qui a parfois manifesté ses ambitions personnelles. Le Belge s’en est d’ailleurs plaint à la sortie de la série, parlant d’une volonté de créer de l’« agitation » au sujet d’une prétendue tension avec son chef de file.

« Pour moi, ç’a été l’équipier modèle du Tour, a tranché Duchesne. Ils l’ont montré comme s’il avait un ego et qu’il voulait lui aussi gagner. C’est dommage parce qu’il a tellement fait une belle job. »

Vingegaard partageait cette opinion en conférence de presse jeudi.

« En général, [la série] est bonne pour le cyclisme, bonne pour les équipes, mais ils essaient quelquefois de créer des histoires qui n’existent pas. Peut-être faudra-t-il davantage penser à la façon dont on répond dans les entrevues… »

Dommage pour la suite, que Netflix a confirmée vendredi.