« À 73 ans, à ce sport-là, les années qui restent, on dirait qu’elles comptent en double. Moi, ce n’est pas vingt ans qui me restent à arbitrer, c’est peut-être deux ans… Si j’en perds une, je viens de perdre la moitié, tu sais, c’est ça qui… » Normand Prud’homme ne cache pas son émotion. Après 35 saisons dans son maillot d’arbitre, il l’a enfilé comme si c’était la dernière fois, mardi ; le cœur aussi gros que le vide de l’incertitude.

Sur la glace numéro 2 de l’aréna de Lachenaie, les joueurs de la ligue Richard-Maillé disputent leur dernier match avant d’accrocher leurs patins jusqu’à la fin du mois, en principe. Personne ne croit vraiment que l’aréna pourra de nouveau les accueillir le 28 octobre.

« C’est la dernière game avant un bout », laisse tomber le numéro 10 des chandails blancs, assis sur le banc des joueurs.

La partie est serrée. Chaque fois qu’une équipe marque un but, l’autre égalise la marque. Normand est le seul arbitre, et en dépit de ses 73 ans, il suit la rondelle d’un bout à l’autre de la glace avec une forme remarquable. Le bruit de son sifflet résonne quand il envoie le 69 au banc des pénalités. Solidaires, ses coéquipiers s’emportent aussitôt et chahutent l’arbitre, qui s’approche du banc. La récrimination ne dure que quelques secondes avant que tous, y compris l’arbitre, éclatent d’un rire franc et partagé.

La ligue Richard-Maillé n’est pas là pour « scorer » – enfin, « un peu », diront les plus compétitifs –, mais comme de nombreuses ligues de garage, c’est d’abord et avant tout pour l’aspect social et les bienfaits du sport que les joueurs se réunissent de une à trois fois par semaine… depuis des décennies pour certains.

C’est le plaisir de jouer, le social avec les autres gars, l’amitié. Il y en a pour qui c’est le seul divertissement, la seule activité.

Richard Maillé, président de la ligue de hockey portant son nom

Les joueurs n’ont peut-être pas l’agilité ou la vitesse des professionnels, mais la forme y est et, surtout, le plaisir. Pour ces hommes de 40 à 73 ans, c’est tout ce qui compte.

« Je n’avais plus de force pour lancer », dit à bout de souffle le numéro 88 en rentrant au banc. Son ami l’accueille en riant. Sur le banc, les blagues fusent plus vite que la rondelle.

« Ce qui est l’fun, c’est toute l’amitié qu’on a entre les joueurs. On est un groupe d’amis, dans le fond. On est là pour avoir du plaisir, s’amuser et essayer d’être en forme », confie Alain Joly, à peine revenu d’une pause forcée de 12 mois pour des raisons de santé. L’homme de 72 ans avait « tellement hâte » de rejouer au hockey. Il aura été comblé durant quatre petites semaines. « On va croiser les doigts pour que ça dure le moins de temps possible. »

« La santé morale, ça va être bien pire ! », s’inquiète l’arbitre.

La ligue est tissée serré. Normand dira plus tard que « ce n’est pas n’importe quelle ligue ». Au fil des ans, plusieurs ont développé une grande amitié qui va au-delà du vestiaire. Au premier confinement, les Boys se réunissaient… sur Zoom tous les vendredis.

Le 13 mai dernier, Normand célébrait ses 73 ans confiné avec sa douce, dans la cour arrière de sa maison, quand il a entendu une symphonie peu habituelle provenant de la rue.

« Les gars sont arrivés en klaxonnant ! Ils me donnaient des bouteilles de vin accrochées après un bâton de hockey pour qu’on reste loin. Ils ont réussi à me faire pleurer », raconte l’arbitre, dont la profonde gentillesse contraste avec le rôle habituellement réservé à celui qui porte le chandail rayé noir et blanc.

« C’est celui qui pleure le plus. On l’aime comme ça », ajoute son ami Alain.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

À 73 ans, Normand Prud’homme ne sait pas quand il pourra de nouveau arbitrer un match de la ligue de hockey Richard-Maillé.

La cloche de fin de partie retentit entre les murs de l’aréna dépourvu de spectateurs. Sur une marque de 6-6, les joueurs se saluent pour une ultime fois en chantant Ce n’est qu’un au revoir.

Normand a les yeux dans l’eau.

« Si on savait que l’interruption durerait deux, trois semaines, ça ne serait pas si grave. Mais on sait très bien… L’optimisme n’est pas vraiment à la hausse », dit-il après s’être ressaisi.

« Quand j’ai vu la gang au milieu chanter Ce n’est qu’un au revoir, je me suis dit : c’est quasiment pour toujours… À notre âge, on ne sait pas ce qui peut arriver. On ne sait pas si on va revenir », laisse tomber l’arbitre, doyen de la ligue, qui préfère tout de même se priver de hockey, si cela peut lui permettre de passer Noël en famille avec ses enfants et ses petits-enfants.