Ce sera le 40e anniversaire de ce match demain et je m’en souviens comme si c’était hier : l’arrivée à Montréal en fin d’après-midi, une bière à la brasserie du Forum, puis l’entrée dans l’enceinte bien avant que les joueurs sautent sur la glace pour l’échauffement d’avant-match. Nous étions tous tellement nerveux.

De ce « nous », je ne connaissais à peu près personne. Je savais simplement que, comme moi, ils étaient d’irréductibles partisans de « notre » équipe. Nous avions acheté un forfait « trajet en autobus aller-retour et billet de hockey, place debout » pour assister à un formidable événement sportif, qui intéressait tout le Québec : le premier match de l’histoire entre le Canadien et les Nordiques.

Pour les gens de Montréal, cette rencontre était surtout un truc sympathique. Les p’tits cousins de Québec avaient enfin obtenu un club dans le grand circuit et ce serait plaisant de les accueillir dans le Temple du hockey. On admirerait leur chandail avec ses huit fleurs de lys et on applaudirait ensuite les joueurs du Canadien, quadruples champions en titre de la Coupe Stanley, qui défonceraient sûrement l’infortuné gardien des Bleus.

Pour les gens de Québec, dont moi alors étudiant, c’était une autre histoire. Voir les Nordiques se mesurer aux Glorieux était la concrétisation d’un rêve qui avait si longtemps semblé inaccessible. Une équipe de Québec dans la Ligue nationale, c’était presque trop beau pour y croire.

Dès le début des années 50, le journaliste Claude Larochelle avait évoqué l’idée dans Sport-Revue, un mensuel largement consacré au hockey. Le Colisée, inauguré en 1949, était alors un des plus beaux amphithéâtres d’Amérique. Imaginez : 10 000 sièges et pas un seul pilier pour bloquer la vue des spectateurs.

Jean Béliveau, avec les Citadelles de la Ligue junior et les As de la Ligue sénior, l’avait rempli des dizaines de fois. Plus tard, Guy Lafleur l’avait imité en conduisant les Remparts à la conquête de la Coupe Memorial, en 1971. La passion des gens de Québec pour le hockey était forte. Mais la taille modeste du marché inquiétait Clarence Campbell, le très conservateur président de la Ligue nationale. Avec lui aux commandes, aucune chance que Québec obtienne le feu vert. (Si vous me dites que c’est la même chose aujourd’hui avec Gary Bettman, vous n’avez peut-être pas tort !)

En 1972, conscients de cette dure réalité, d’intrépides investisseurs québécois foncent dans une nouvelle aventure. Ils obtiennent une concession dans la toute nouvelle Association mondiale de hockey, qui promet d’attaquer de front la Ligue nationale. Et elle tient parole lorsque les Jets de Winnipeg arrachent le flamboyant Bobby Hull aux Black Hawks de Chicago.

À Québec, on frappe un grand coup avec l’embauche de l’excellent défenseur Jean-Claude Tremblay, qui abandonne le Canadien, et celle de Maurice Richard comme entraîneur-chef. Cela marque la réconciliation entre les gens de Québec et le Rocket, dont les relations sont tendues depuis plusieurs années.

Si le séjour du Rocket derrière le banc est très court (le métier n’est pas pour lui et il tire sa révérence après deux matchs), les Nordiques s’établissent peu à peu. L’arrivée de l’attaquant Marc Tardif en 1974 transforme l’équipe, qui devient une puissance du circuit. Cinq ans plus tard, après de nombreuses péripéties, l’AMH met fin à ses activités, mais quatre de ses équipes, dont les Nordiques, se joignent à la Ligue nationale. Quand cette nouvelle est confirmée, Québec est en liesse.

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Trois jours avant le grand rendez-vous du 13 octobre 1979 au Forum, les Nordiques disputent leur match inaugural dans la LNH contre les Flames d’Atlanta au Colisée. Le premier ministre René Lévesque assiste à la rencontre en compagnie de Jean Lesage, alors président du conseil d’administration des Nordiques. Malgré le revers des Bleus, l’événement est mémorable. Mais tout le monde pense déjà au match suivant, celui attendu depuis la divulgation du calendrier 1979-1980.

Dans Le Soleil, Claude Larochelle ne fait rien pour calmer nos angoisses. « Les confrères montréalais nous informent que les gars de la “sainte flanelle” sont pompés à mort et qu’ils veulent s’assurer le scalp de tous les Nordiques », écrit-il deux jours avant le duel.

Le lendemain, le fameux journaliste nous rassure un peu – un tout petit peu ! – en citant Marc Tardif : « Les gars du Canadien ont deux bras et deux jambes comme nous autres. Si on joue serré, si on fait bien attention pour ne pas leur donner trop d’échappées, ça peut être surprenant. »

Ne pas accorder « trop d’échappées », disons qu’on a déjà vu plus ambitieux comme plan d’action ! Mais les propos du grand Marc, comme tout le monde l’appelle à Québec, donnent un peu d’espoir.

Le matin de l’affrontement, hélas, la manchette du Soleil a l’effet d’une solide droite au menton : « Correction inoubliable aux Nordiques ? » Oh boy, je me souviens d’être monté dans l’autobus en direction de Montréal le cœur serré. S’il fallait que le Canadien gagne 7-1, ce serait un dur coup au moral. Et tous les partisans des Glorieux à Québec – ils étaient encore nombreux – nous casseraient les oreilles pendant des jours. Sombre perspective…

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Avant le début du match, la foule du Forum ovationne les Nordiques pour leur souhaiter la bienvenue dans la LNH. Cette réaction m’impressionne et m’émeut. Je n’aurais jamais imaginé un accueil pareil.

À la surprise quasi générale, les Nordiques tiennent leur bout. Après deux périodes, le pointage est de 1-1. Mais en troisième, le Canadien se détache et remporte une victoire de 3-1. Peu importe, la soirée est un succès. La « correction inoubliable » évoquée par Le Soleil n’a pas eu lieu et le grand Marc a vu juste… en partie !

« Nous », la gang de l’autobus, rentrons à Québec soulagés. L’honneur est sauf.

Quinze jours plus tard, le Canadien dispute son premier match au Colisée. Il est aussi accueilli par une ovation. Et les Nordiques arrachent ensuite une victoire de 5-4.

Trente ans plus tard, dans le cadre d’un livre que j’ai écrit sur l’histoire du hockey, j’ai réalisé une entrevue avec Maurice Filion, le directeur général des Nordiques à cette époque. Premier employé embauché par l’équipe en 1972, Filion m’a expliqué où il avait trouvé sa motivation durant les années de l’Association mondiale de hockey : « Je n’avais qu’un seul but : un jour, battre le Canadien. Lorsque cela surviendrait, ce serait un succès incroyable. Pour devenir une équipe admirée au Québec, il fallait battre Montréal. »

Cette victoire du 28 octobre 1979 est un moment magique dans l’histoire du sport à Québec.

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Reverrons-nous un jour deux rendez-vous pareils ? Y aura-t-il un autre « premier » match Canadien-Nordiques, à Montréal et à Québec, après une pause qui dure depuis avril 1995 ? Je l’ignore. Mais je sais une chose : si cela survient et que vous en êtes témoin, vous ne l’oublierez jamais. Comme je n’ai jamais oublié ce formidable mois d’octobre 1979.