Il dit qu’il n’est pas un coureur très sérieux, mais on ne court pas un demi-marathon d’une heure 33 minutes en dilettante.

C’était en 2013, à Québec. Saïd Akjour s’en souvient très bien. Pas du chrono, il a fallu que je vérifie. Il se souvient du moment. De son état d’esprit.

« C’était l’année [de l’attentat] du marathon de Boston. Je regardais autour de moi tous ces coureurs joyeux. Je pensais à tous ces gens morts quatre mois plus tôt, à ceux qui avaient perdu une jambe, un bras… Je me disais : comment peut-on faire ça ? J’imaginais ces deux jeunes hommes… Ils avaient dirigé toute cette énergie à attaquer des gens… Préparer une bombe, acheter des casseroles, voir comment ça fonctionne, planifier… Pour tuer des gens ? Et en perdant son frère, et sa famille ? Je pensais aux victimes pendant que je courais et je me disais : si seulement ils s’étaient entraînés pour courir au lieu… »

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Demain, au milieu des 30 000 coureurs du marathon de Boston, il y aura Saïd Akjour.

Trois ans et demi plus tard, c’est lui qui était victime d’un attentat à la Grande Mosquée de Québec. Il s’en est fallu de peu qu’il y laisse sa peau. Il a reçu une balle dans l’épaule. Il y a laissé son sang. Et plein d’autres choses aussi.

À l’édition suivante du marathon de Québec, en août 2017, il a fait la course de 10 km.

« J’avais le bras collé sur le corps, je ne pouvais presque pas le bouger… Maintenant, ça va mieux. C’est étrange, la douleur. Des fois, j’ai mal sans rien faire, d’autres fois, en forçant. Des fois, c’est l’autre bras qui me fait souffrir. Des fois, je sens la balle très clairement comme si elle était là, mais pourtant ils l’ont enlevée… »

Il a couru cette fois-là « très lentement », dit-il.

« Il fallait que je le fasse. Pour dire que le tueur ne m’avait pas enlevé la joie de courir. Et tout le long j’avais peur… »

Pas la peur qui l’a étreint longtemps après l’attentat, quand il était au café, ou dans la rue, ou dans un rassemblement, la peur qu’un tireur surgisse. Non, pas cette peur-là. Juste « la peur de tomber en pleine face, à cause de mon bras que je devais tenir sur ma poitrine… »

Vous essaierez pour le plaisir de courir « très lentement » 10 km avec l’épaule défaite en 49 minutes.

Le simple plaisir de la course, des respirations, des foulées, il l’a gardé.

« C’est mon remède, mon antistress, mon ressourcement. C’est toujours difficile au début… et ça me fait toujours du bien. »

Demain, au milieu des 30 000 coureurs du marathon de Boston, il y aura Saïd.

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Il y aura Saïd, mais il y aura aussi des victimes de la synagogue de Pittsburgh, où un attentat antisémite a eu lieu. Le maire de Manchester, en Angleterre, où un extrémiste islamiste s’est fait exploser à la sortie du concert d’Ariana Grande. Des victimes de l’attentat contre un hôtel d’Amman en Jordanie. Et d’autres encore victimes « du terrorisme et de la haine ».

Ils ont été invités par la Fondation One World Strong, créée par Dave Foster, qui a reçu des éclats de bombe en 2013 au marathon de Boston. Une fondation d’anciens combattants était venue soutenir les victimes à Boston. Foster a décidé de faire la même chose pour les victimes d’attentats partout dans le monde. Des survivants sont désignés comme « mentors » et rencontrent des victimes, restent en contact, partagent leur expérience. Et la fondation est l’une des nombreuses à participer au marathon de Boston.

« Mon seul but, c’est de le finir sans avoir à marcher », dit Saïd. Il a déjà fait le marathon de Québec, en 2014, sans trop s’entraîner. Une année de canicule écrasante où il s’est résigné à marcher par moments – pour courir finalement quatre heures, trois…

« Vous savez que bien des gens n’arrivent pas à ces temps en s’entraînant énormément… »

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Saïd Akjour a 46 ans. Il est arrivé à Québec en 2007, où son fils est né deux ans plus tard. Il aurait voulu être instituteur, comme il l’était au Maroc. Il est préposé aux bénéficiaires.

« Les gens ont été formidables au travail. Les autres employés du CHSLD m’ont donné une carte, on fait une collecte de fonds. Il y a eu une messe spéciale. Au début, j’avais de la difficulté à cause de mon bras, mais maintenant ça va. »

Il avait trop mal pour courir, après l’attentat. Il s’est remis à la poésie. Il publie ses poèmes sur Facebook, en arabe.

« De quoi ça parle ? De toutes sortes de choses… De l’amour, de la mémoire, de la nostalgie, de la violence, de la paix… Même quand c’est sombre, j’essaie toujours de garder une note d’espoir à la fin. L’écriture aussi, ça demande de l’entraînement… »

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Il y a eu six morts, cinq blessés. Dix-sept enfants ont perdu un père.

« J’ai été chanceux d’une façon, je m’en suis sorti… J’ai ma tête, j’ai mes jambes. Je me dis que je suis resté vivant parce que j’ai la mission de témoigner. Et je me demande comment faire pour que ça ne se reproduise plus. »

Il était en visite au Maroc quand l’attentat de Christchurch a eu lieu. « J’ai ressenti une douleur physique. Les gens regardaient la vidéo, je n’étais pas capable. C’est comme si je revivais ça…

« On n’oublie jamais, ce n’est pas possible, ça reste gravé pour toujours. Mais chaque jour je cherche le positif dans cette grande tragédie. Je pense à la solidarité des gens de Québec, à tous ceux qui nous ont visités de l’extérieur, à cette vague de sympathie, sur tous les plans, matériel, moral… J’essaie de témoigner, de donner une image différente de l’islam, de faire ma part pour que ça n’arrive plus… »

C’est comme ça qu’il a été invité par Foster à Boston. Il était allé le voir avec ses médailles de course, quand il est venu à Québec.

C’est comme ça qu’avec trois autres survivants, il est parti de Québec à l’aube hier matin, direction Boston.

Et c’est comme ça que, demain, après avoir témoigné tant de fois, à la Cour, à la police, aux journalistes, c’est avec ses jambes que Saïd Akjour s’avancera dans la foule pour témoigner. Pour dire avec quelques autres : nous sommes vivants.