Jerome Siegel est une autorité mondiale en matière de sommeil. Il a mené plus de 300 études dans sa vie et publié dans les plus grands journaux scientifiques. Dans la dernière décennie, l’une de ses études a particulièrement marqué les esprits : celle portant sur le sommeil des chasseurs-cueilleurs, publiée en 2015 dans Current Biology.

Professeur en psychiatrie à l’Université de Californie à Los Angeles, Jerome Siegel a dirigé une recherche dans trois tribus traditionnelles de Namibie, de Tanzanie et de Bolivie. Des gens, donc, dont le mode de vie se rapproche de celui de nos ancêtres sur le plan évolutif. Le professeur et son équipe ont constaté qu’ils dormaient pas mal comme nous (ils se couchaient trois heures après le coucher du soleil et dormaient entre six et huit heures), mais que l’insomnie était… pratiquement inexistante. Moins de 2 % des chasseurs-cueilleurs en souffraient, contre 10 % à 30 % des gens vivant dans les sociétés industrielles.

Joint en Californie, Jerome Siegel se remémore une conversation qu’il a eue avec son interprète en Namibie, qui vivait désormais en ville, mais qui venait de la tribu. « Je lui ai demandé : “Omar, as-tu déjà eu de la difficulté à dormir ?” Et il m’avait répondu : “oh, oui, oui… il y a trois ou quatre ans, je me suis cassé le bras, et je n’avais pas dormi de la nuit, ça me faisait trop mal” », se souvient Jerome Siegel, encore amusé par l’anecdote. Le terme « insomnie » n’existait tout simplement pas dans la langue des San, en Namibie, ni dans celle des Tsimane, en Bolivie.

Bien sûr, le mode de vie occidental diffère de celui des chasseurs-cueilleurs à bien des égards. L’alcool, la cigarette, la sédentarité, la nourriture industrielle, l’obésité, les téléphones intelligents le soir, la solitude, le stress au travail…

Le professeur Jerome Siegel observe toutefois une autre différence, peut-être centrale dans l’équation : la fluctuation de température. Les membres des tribus se réveillaient au lever du soleil, ce qui correspond au retour de la lumière, mais aussi à la période la plus fraîche du cycle de 24 heures.

Décalage des signaux ?

En Californie, souligne Jerome Siegel, tout est climatisé : les maisons, les voitures, les lieux de travail, les magasins. La température est stable, toujours. Or, depuis des centaines de milliers d’années, le corps humain évolue en réponse aux variations quotidiennes de température, tant à la chaleur de l’après-midi qu’à la fraîcheur du petit matin.

Nous vivons dans une situation qui n’a jamais existé dans l’évolution humaine en matière de variation de température. Il y a toutes les raisons de croire qu’il y a un décalage avec les signaux pour nous réveiller et nous endormir.

Jerome Siegel

Les bébés non plus ne ressentent plus vraiment les fluctuations de température. Quel en sera l’effet ? Le professeur Siegel mène une étude pour comparer le sommeil de rongeurs qui grandissent à une température fixe à celui de rongeurs qui grandissent au rythme de la température. « Je m’attends à ce qu’ils aient un rythme de sommeil différent, à l’âge adulte », précise-t-il.

Concrètement, comment appliquer cette théorie (à part faire du camping son mode de vie) ? Jerome Siegel conseille aux gens ayant de la difficulté à dormir de réduire la température dans leur chambre à coucher. « La température minimale devrait être atteinte à l’heure du réveil, au lever du soleil, dit-il. Et on devrait aussi apprendre à tolérer les chaleurs de 3 h de l’après-midi. »

Une perspective évolutive

Quelle est la fonction du sommeil ? Le professeur Jerome Siegel propose une fascinante théorie basée sur l’évolution. Pourquoi l’éléphant d’Afrique – un grand herbivore – dort environ 2 heures par jour, tandis que le lion, un carnivore, en dort 14 ? Rien à voir avec la grosseur de leur cerveau ou leurs capacités cognitives, selon Jerome Siegel. Ce serait plutôt une affaire… d’énergie. Le succès des espèces dépend en outre de l’équilibre entre l’apport en nourriture et la dépense d’énergie, rappelle-t-il. Le nombre d’heures de sommeil dont chaque espèce a besoin serait donc intimement lié à leur niche écologique et à leurs besoins en matière d’alimentation. « Être éveillé 24 heures ne serait pas une bonne façon de perpétuer l’espèce – on se reproduirait à un rythme énorme, jusqu’à la famine », dit-il.