Est-ce que l’orientation sexuelle d’une vedette peut être accueillie par le public comme un « non-évènement » ? C’est ce que Billie Eilish a espéré, cette semaine, avant d’être rattrapée par la réalité. Explications en cinq temps de ce coming out qui ne voulait pas vraiment en être un.

Cover-girl

COUVERTURE DE LA REVUE VARIETY

Billie Eilish sur la couverture de Variety

L’histoire commence le 13 novembre, lorsque le magazine Variety publie une entrevue écrite avec Billie Eilish, la cover-girl du numéro. Au détour d’une question, Billie Eilish aborde spontanément son attirance envers les femmes. Le sujet s’y prête : le Variety vient d’honorer l’interprète de Bad Guy dans le cadre de son évènement Power of Women, qui célèbre l’accomplissement des femmes. Billie Eilish explique avoir longtemps cru que les femmes ne l’aimaient pas. « Je n’ai jamais vraiment eu l’impression de pouvoir très bien m’entendre avec les filles, dit la jeune femme de 21 ans. Je les aime tellement. Je les aime en tant que personne. Je suis attirée par elles en tant que personne. Je suis vraiment attirée par elles. »

Mise en exergue

C’est deux semaines plus tard, le 2 décembre, que ces propos – d’abord rapportés sans fla-fla – sont mis en exergue. Sur le tapis rouge de Variety, Billie Eilish accorde une entrevue vidéo à Tiana DeNicola, productrice de Variety, elle-même ouvertement en couple avec une femme. Cette dernière lui demande si elle a encore l’impression que les femmes ne l’aiment pas. « J’ai toujours peur d’elles, mais je pense qu’elles sont jolies », répond Billie Eilish, ce qui a fait réagir l’intervieweuse. « Billie, voulais-tu faire ton coming out dans cette histoire ? » « Non, lui répond la chanteuse. Mais je me suis dit : n’était-ce pas évident ? Je n’avais pas réalisé que les gens ne le savaient pas. » Elle dit ne pas vraiment croire au concept de coming out. « Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement exister ? »

Voyez l’entrevue vidéo (en anglais)

Traînée de poudre

IMAGE TIRÉE DU COMPTE INSTAGRAM DE BILLIE EILISH

Le message de Billie Eilish à l’endroit de Variety

Cet extrait d’entrevue se répand à vitesse grand V dans les réseaux sociaux. Les médias traditionnels reprennent la nouvelle. Et l’orientation sexuelle de Billie Eilish est traitée sur toutes les tribunes, suscitant de nombreuses réactions, positives comme négatives. L’artiste perd 100 000 abonnés sur Instagram, puis 50 000 de plus, mais elle en gagne presque tout autant. Visiblement agacée par ce battage médiatique, Billie Eilish fait une mise au point sur Instagram. « Merci, Variety, pour mon prix, et aussi pour m’avoir sortie du placard sur le tapis rouge à 11 h du matin au lieu de parler de tout ce qui compte. J’aime les garçons et les filles », écrit-elle, demandant qu’on la « laisse tranquille » à propos de ce sujet qui « n’importe pas », et qu’on écoute plutôt sa musique. « Respectons sa décision d’en faire un non-évènement et continuons d’écouter sa musique », clame le Vogue France (après avoir paradoxalement consacré un long article à la saga).

Consultez le message sur Instagram

Rappel à la réalité

PHOTO MARIO ANZUONI, ARCHIVES REUTERS

Billie Eilish au tapis rouge de l’évènement Power of Women organisé par le magazine Variety, en novembre dernier

Titulaire de la Chaire de recherche sur la diversité sexuelle et la pluralité des genres, Martin Blais aimerait dire qu’il s’agit d’un non-évènement. Il aurait même préféré ne pas le traiter. Mais la réalité, c’est que la société n’a pas encore atteint cette étape où l’orientation sexuelle sera perçue comme un « non-sujet », dit-il : le bruit entourant la nouvelle et la variation de ses abonnés sur Instagram en témoignent bien. « L’idée que ce soit un non-sujet, c’est aussi l’idée qu’on pourrait simplement glisser cette facette de soi, sans que ce soit sous forme d’aveu et de confession », illustre-t-il. Pour Marie Houzeau, directrice générale de GRIS-Montréal, bien des gens aspirent à ce que l’orientation sexuelle devienne une caractéristique d’une personne comme tant d’autres. Cette vision existe chez certains groupes de jeunes, dit-elle, mais elle demeure selon elle minoritaire. « Je conçois que Billie Eilish puisse avoir été honnêtement surprise par l’ampleur que cela a prise, mais c’est un rappel à la réalité, probablement pour elle aussi », dit-elle.

L’importance des modèles

PHOTO DOMINICK GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

À Osheaga, Montréal, le samedi le 5 août dernier, devant des milliers de fans

Dans cette histoire, on peut penser aux abonnés Instagram qui se sont désabonnés. Aux commanditaires qui pourraient hésiter à l’avenir à collaborer avec Billie Eilish dans une société américaine clivée. Mais on peut aussi penser à toutes les personnes qui se sentent seules et qui se sont reconnues en elle, souligne Martin Blais. S’il y a encore une forme de prix à payer pour les artistes, il y a aussi beaucoup à gagner. « Cette représentation dans les médias par des figures populaires continue de jouer un rôle extrêmement important pour la visibilité des personnes, des communautés, des identités, dit-il. Et même si on aspire à ce que ce soit un non-sujet, ça continue d’être important de le faire. » On compte encore peu de modèles de bisexualité, de pansexualité, et même de femmes lesbiennes, souligne Marie Houzeau. Et c’est peut-être pour cette raison que les propos de Billie Eilish ont fait tant de bruit. « Plus ce bruit sera partagé, plus ça va devenir complètement dans la norme », conclut-elle.