(Deir al-Balah) Sur les tables et les bureaux des écoles transformées en abris, des vendeurs du temps de guerre bordent une rue, vendant des vêtements usagés, du lait maternisé, des conserves et, rarement, des biscuits faits maison.

Dans certains cas, des colis entiers d’aide – encore ornés des drapeaux des pays donateurs et censés être distribués gratuitement – ont été empilés sur les trottoirs et vendus à des prix que peu de gens peuvent se permettre.

Issam Hamouda, 51 ans, se tenait à côté de sa maigre offre commerciale : un assortiment de légumes et de haricots en conserve provenant d’un carton d’aide que sa famille avait reçu.

La plupart des produits que l’on trouve sur les marchés portent l’étiquette « interdit à la vente », explique-t-il.

Avant que la guerre entre Israël et le Hamas ne dévaste l’économie de la bande de Gaza, il était moniteur d’auto-école. Aujourd’hui, Hamouda subvient aux besoins de sa famille de huit personnes par le seul moyen dont il dispose : en revendant une partie de l’aide alimentaire qu’ils reçoivent toutes les deux semaines.

« Une fois, j’ai reçu quatre kilos de dattes séchées et j’ai vendu un kilo pour 8 shekels », dit-il, en référence à la monnaie israélienne qui équivaut à environ 3 dollars canadiens.

Seulement l’essentiel

Au cours des sept mois qui se sont écoulés depuis qu’Israël a commencé à bombarder Gaza et imposé un siège en réponse à l’attaque menée par le Hamas le 7 octobre, l’économie de l’enclave a été anéantie. Les habitants ont été contraints de fuir leurs maisons et leurs emplois. Les marchés, les usines et les infrastructures ont été bombardés et rasés. Les terres agricoles ont été brûlées par les frappes aériennes ou occupées par les forces israéliennes.

À la place, une économie de guerre a vu le jour. Il s’agit d’un marché de survie axé sur l’essentiel : la nourriture, le logement et l’argent.

PHOTO MOHAMMED ABED, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des Palestiniens déplacés achètent du poisson à Rafah, le 10 avril dernier.

L’aide humanitaire étiquetée « non destinée à la revente » et les objets pillés se retrouvent sur des marchés de fortune. Des personnes peuvent gagner quelques dollars par jour en évacuant des personnes déplacées à l’arrière de camions ou de charrettes tirées par des ânes, tandis que d’autres creusent des toilettes ou fabriquent des tentes avec des bâches en plastique et du bois de récupération.

Compte tenu de la crise humanitaire croissante et du désespoir profond, faire la queue est désormais un travail à plein temps, que ce soit sur les sites de distribution de l’aide, dans les rares boulangeries ouvertes ou dans les quelques distributeurs automatiques de billets ou magasins de change.

Il s’agit d’une « économie de subsistance », a souligné Raja Khalidi, économiste palestinien établi en Cisjordanie occupée par Israël.

Ce n’est pas une guerre comme nous en avons connu auparavant, où une certaine zone est ciblée, tandis que d’autres zones sont moins touchées et peuvent rapidement se réengager dans des conditions économiques. Dès le premier mois, l’économie a été mise hors service.

Raja Khalidi, économiste palestinien

Selon un récent rapport de la Banque mondiale, de l’Union européenne et des Nations unies, la majorité des Palestiniens de Gaza sont aujourd’hui aux prises avec la pauvreté à de multiples niveaux, allant au-delà du manque de revenus, y compris un accès limité aux soins de santé, à l’éducation et au logement. Environ 74 % de la population est au chômage, selon le rapport. Avant la guerre, le taux de chômage, bien qu’élevé à bien des égards, était de 45 %.

Le choc subi par l’économie de Gaza est l’un des plus importants de l’histoire récente, selon le rapport. Le produit intérieur brut de Gaza a chuté de 86 % au cours du dernier trimestre 2023.

Aide humanitaire

Le ministère israélien de la Défense a déclaré que ses frappes sur Gaza ne visaient pas à dégrader l’économie de l’enclave et qu’elles ciblaient l’« infrastructure terroriste » du Hamas.

L’économie est désormais largement tributaire de l’offre restreinte et de la demande désespérée d’aide. Avant la guerre, quelque 500 camions transportant de l’aide humanitaire, du carburant et des produits commerciaux entraient chaque jour dans la bande de Gaza.

PHOTO AGENCE FRANCE-PRESSE

Civils palestiniens se ruant samedi sur des camions d’aide humanitaire près de Nuseirat, dans le centre de la bande de Gaza

Après le début de la guerre et l’imposition de nouvelles restrictions par Israël, ce nombre a considérablement diminué, passant à 113 par jour en moyenne, bien qu’il ait légèrement augmenté au cours des derniers mois. Même avec ces améliorations, ce chiffre est bien en deçà de ce que les organisations humanitaires considèrent comme nécessaire pour nourrir les Palestiniens.

Aujourd’hui, l’acheminement de l’aide et des marchandises s’est pratiquement arrêté, à la suite de l’attaque israélienne contre la ville de Rafah, dans le sud du pays, et de la fermeture presque complète des deux principaux postes-frontières.

La faim se répand dans l’enclave, dans ce que les groupes de défense des droits de l’homme et d’aide humanitaire ont qualifié d’instrumentalisation de la famine par Israël. Israël a nié ces accusations.

Dans ce contexte de conflit, de chaos et d’anarchie, les prix sont montés en flèche. Depuis l’incursion de Rafah, les marchandises sont devenues encore plus chères. Et pour les centaines de milliers de Palestiniens qui fuient l’offensive israélienne, le transport loin des frappes aériennes coûte des centaines de dollars.

Même avant la détérioration de la situation à Rafah, les livraisons d’aide étaient incohérentes et chaotiques en raison des restrictions militaires israéliennes, ce qui a engendré le désespoir et donné l’occasion à des gangs armés ou à des individus de se livrer au pillage, selon les habitants.

L’armée israélienne a déclaré qu’elle ne prendrait « jamais délibérément pour cible les convois et les travailleurs humanitaires ». Elle a ajouté qu’elle continuerait à contrer les menaces « tout en s’efforçant d’atténuer les dommages causés aux civils ».

Marchés de fortune

Faute d’une aide suffisante, les habitants doivent se tourner vers les marchés de fortune. Les marchandises peuvent y être vendues au prix que les vendeurs choisissent. Les prix suivent souvent l’escalade du conflit.

Récemment, du sucre était vendu sur les marchés de Rafah pour 7 shekels, soit moins de 3 dollars canadiens. Le lendemain, le Hamas a tiré plus d’une douzaine de roquettes sur les forces israéliennes près du point de passage de Kerem Shalom, entre Gaza et Israël, ce qui a entraîné sa fermeture. Dans les heures qui ont suivi, le prix est passé à 25 shekels. Le lendemain, le prix du sucre est descendu à 20 shekels.

« Le même article peut être vendu à des prix différents sur le même marché », explique Sabah Abu Ghanem, 25 ans, mère d’un enfant et ancienne surfeuse.

Lorsque la police est présente, les commerçants vendent les articles au prix fixé par la police. Lorsque la police part, les prix augmentent immédiatement.

Sabah Abu Ghanem, habitante de la bande de Gaza

Les habitants affirment que des fonctionnaires et des ministères associés au gouvernement du Hamas sont présents à un titre ou à un autre, en particulier dans le sud.

Alors que certains Palestiniens affirment que la police a tenté d’obliger les profiteurs de guerre à vendre des marchandises à des prix inflationnistes, d’autres ont accusé le Hamas de bénéficier de l’aide pillée.

PHOTO ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Des Palestiniens observent la fumée qui se dégage des bombardements israéliens sur le marché de Firas, dans la ville de Gaza, le 11 avril dernier.

Hamouda a dit que l’aide que sa famille recevait occasionnellement provenait du ministère du Développement social, dirigé par le Hamas, qui supervise les programmes d’aide sociale.

Selon lui, il manquait souvent quelques articles dans les colis, en particulier des aliments comme le sucre, les dattes ou l’huile de cuisine. D’autres fois, ils n’ont reçu que quelques légumes en conserve dans des sacs en plastique noirs. Les produits alimentaires qui manquent dans les colis d’aide finissent par être vendus à des prix élevés sur les marchés.

Ismael Thawabteh, directeur adjoint du bureau des médias du gouvernement du Hamas, a expliqué que le ministère recevait environ un quart de l’aide apportée à Gaza, qu’il distribuait ensuite. « Les allégations selon lesquelles le gouvernement de Gaza vole l’aide sont absolument fausses et incorrectes », a-t-il déclaré.

Le pillage de l’aide est le fait d’un petit nombre de personnes qu’Israël a poussées au désespoir, selon M. Thawabteh. Il a ajouté que le gouvernement du Hamas avait tenté de mettre un frein à ces pillages, mais que sa police et son personnel de sécurité avaient été pris pour cible par les frappes aériennes israéliennes.

L’armée israélienne a affirmé avoir pris pour cible des policiers et des commandants, ainsi que des postes et des véhicules, alors qu’elle tente de « démanteler les capacités militaires et administratives du Hamas ».

Avec la disparition de la plupart des emplois, les gens ont trouvé de nouveaux moyens de gagner quelques dollars, car la guerre a fait naître de nouveaux besoins.

De nombreux habitants déplacés de Gaza vivent sous des tentes, si bien que la fabrication d’abris temporaires et de salles de bains est devenue une industrie artisanale.

Les tentes faites de fines feuilles de plastique et de planches de bois peuvent être vendues jusqu’à 3000 shekels, soit environ 1100 dollars candiens, selon des habitants de la ville de Rafah. Incapables de payer, d’autres ont bricolé leurs propres tentes avec des bâches et du bois de récupération.

Difficile de toucher son propre argent

Même le fait d’avoir accès à son propre argent pour payer les prix exorbitants de la guerre a permis à certains de profiter de la crise.

Peu de distributeurs automatiques de billets fonctionnent encore dans la bande de Gaza, et ceux qui fonctionnent sont généralement encombrés par des personnes qui tentent de retirer leur argent. Souvent, une personne armée surveille le distributeur et fait payer son utilisation. Les changeurs de monnaie offrent aux gens l’accès à leur propre argent en échange de commissions élevées.

« Je ne pouvais obtenir mon salaire qu’auprès de certaines personnes qui prenaient une commission de 17 % sur la somme d’argent totale », a déclaré Ekrami Osama al-Nims, fonctionnaire et père de sept enfants déplacés vers le sud.

Il a essayé à plusieurs reprises d’obtenir un sac de farine auprès des camions d’aide – malgré le risque de se faire tirer dessus par les soldats israéliens, dit-il – afin d’éviter d’avoir à l’acheter au marché noir. Mais il n’a jamais réussi.

« Mon salaire nous permettait de couvrir un mois entier de nourriture et d’autres besoins de base, a-t-il indiqué. Aujourd’hui, mon salaire ne me permet même pas d’acheter la moitié d’un sac de farine. »

Cet article a été publié dans le New York Times.

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