Kaja Kallas, première ministre estonienne, est recherchée par la police russe. Son crime ? Avoir déboulonné un tank soviétique…

Nom : Kaja Kallas

Âge : 47 ans

Fonction : première ministre de l’Estonie

Mots-clés : mandat d’arrêt, décommunisation, menace

Pourquoi on en parle

Kaja Kallas est officiellement recherchée par la police russe. Cette information a été révélée il y a quelques jours par le média russe indépendant Mediazona, après analyse d’une banque de données sur le site du ministère de l’Intérieur. Ce mandat d’arrêt ne concerne pas seulement Mme Kallas. Il vise 97 000 personnes, dont 700 étrangers, notamment des élus estoniens, lituaniens, lettons, polonais… Mais la première ministre estonienne est de loin la personnalité la plus en vue sur cette liste noire.

Ce qu’on lui reproche

Selon Mediazona, les motivations des autorités russes ne seraient pas inscrites dans la banque de données. Mais des sources russes ont indiqué cette semaine, via l’agence de presse d’État Tass, que Mme Kallas et d’autres étaient poursuivis pour « destruction et dégradation de monuments » à la mémoire des soldats russes de la Seconde Guerre mondiale. « Ces gens mènent des actions hostiles contre la mémoire historique, contre notre pays », a confirmé mardi le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov.

Des années de décommunisation

Ce n’est pas d’hier que les pays baltes (Lettonie, Lituanie, Estonie), qui ont été sous occupation soviétique de 1944 à 1991, s’attaquent aux monuments à l’Armée rouge. Le phénomène de « décommunisation », qui consiste à faire disparaître les symboles de l’ancienne URSS, est en branle depuis le milieu des années 2000. Mais le mouvement s’est accéléré depuis la guerre en Ukraine. En août 2022, un tank soviétique a été retiré de son piédestal à Narva (dans l’est de l’Estonie), apparemment la goutte de trop pour le Kremlin. Pour les États baltes, ces initiatives sont « une façon de montrer qu’ils veulent à tout prix s’éloigner de leur passé soviétique », résume Bradley Woodworth, professeur d’histoire à l’Université de New Haven, responsable du programme d’études baltes à Yale.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Un tank soviétique a été retiré de son socle à Narva, en Estonie, en août 2022.

Décommuniser = renazifier

Aux yeux de Vladimir Poutine, ce rejet du « passé soviétique » est bien la preuve que les pays baltes sont en train de se « renazifier », au même titre que l’Ukraine. Cette logique, ancrée dans le passé, part du fait que ce sont bien les Soviétiques qui ont « sauvé » cette région de l’armée nazie en 1944-1945… « Le gouvernement russe justifie sa violence en disant qu’il combat le nazisme, explique Bradley Woodworth. Ce qu’il dit, c’est qu’en déboulonnant les monuments soviétiques, vous réhabilitez le nazisme et que par conséquent, vous êtes notre ennemi et il faut vous déclarer la guerre. »

Tout ce qui exaspère Poutine

La Russie a d’autres raisons de honnir Kaja Kallas. Depuis deux ans, la première ministre estonienne mène la charge, au sein de l’Union européenne et de l’OTAN, sur la question du soutien à l’Ukraine. « Elle porte une voix très forte, très radicale et très engagée », souligne la spécialiste de la région baltique Céline Bayou, chargée de cours à l’INALCO (Institut national des langues et civilisations orientales, à Paris). « Elle incarne toute l’intransigeance des États baltes, qui rejettent complètement la Russie de Poutine, et qui sont très attachés aux valeurs occidentales. Cela excite la Russie. Parce qu’elle incarne ce que la Russie déteste. En plus, elle est jeune, elle est dynamique, elle incarne une modernité et c’est une femme. Bref, elle réunit tous les ingrédients qui exaspèrent une personnalité comme Poutine. »

PHOTO FOURNIE PAR LA PRÉSIDENCE UKRAINIENNE, ARCHIVES REUTERS

Le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky, et la première ministre de l’Estonie, Kaja Kallas, à Tallinn, le 11 janvier dernier

Une politicienne populaire

Ancienne membre du Parlement européen, Kaja Kallas est au pouvoir depuis 2021. Son profil familial (son père, Siim Kallas, a été un des pionniers de la reconstruction de l’Estonie, après la chute de l’URSS) et sa politique pro-occidentale l’ont rendue très populaire auprès de l’électorat estonien. Elle a été fragilisée cet automne par un scandale impliquant l’entreprise de son mari (accusée de faire des affaires en Russie malgré les sanctions). Mais son poste ne semble pas remis en cause. Céline Bayou estime que les Estoniens ont besoin de « stabilité » au vu du contexte géopolitique. « Ce n’est peut-être pas le moment de faire tomber la première ministre… »

Se méfier

Le mandat d’arrêt du Kremlin est avant tout symbolique, assurent les experts. « Je serais surpris qu’une escouade russe vienne la kidnapper », ironise M. Woodworth. Céline Bayou estime cependant que la prudence est de mise. « Il ne faut pas sous-estimer la capacité de nuisance de la Russie, conclut-elle. Si j’étais à la place de Kaja Kallas, je ne prendrais pas ça complètement à la légère. On voit en Russie beaucoup de gens qui tombent par les fenêtres. On a vu en Occident beaucoup de gens éliminés par le poison. Je ne dis pas qu’elle va être assassinée demain, mais si j’étais à sa place, je ne serais pas très à l’aise de savoir que je suis sur cette liste… »

Sources : Mediazona, Associated Press, France 24, la CBC, le Guardian, Politico, Le Monde et le Kyiv Independent