Il y a un an, Pavel Filatiev envahissait l’Ukraine au sein du 56Régiment aéroporté. Une expérience cauchemardesque, que le soldat russe raconte dans ZOV : l’homme qui a dit non à la guerre, rare témoignage de l’intérieur sur l’armée de Vladimir Poutine. La Presse le rencontre en France, où il a demandé l’asile politique, après avoir fui son pays.

La Presse : La guerre en Ukraine est commencée depuis un an. Êtes-vous surpris par la résistance de l’armée ukrainienne ?

Je n’y vois rien d’étonnant. On avait sous-estimé le niveau de corruption et de déliquescence de l’armée russe. Et je ne parle même pas de la médiocrité de la logistique, de la manière dont tout cela a été organisé. La façon dont cette guerre a été lancée était très stupide. Les premiers jours, 100 000 hommes sont entrés en Ukraine. Pas plus. Sans lignes arrière, avec un mauvais système d’approvisionnement. Avec une force comme ça, comment voulez-vous prendre le contrôle d’un pays de 40 millions d’habitants ?

Vous avez douté assez rapidement des fondements de cette invasion. Ce sentiment était-il généralisé autour de vous, dans votre régiment ?

J’étais loin d’être le seul. Quand on a compris qu’on envahissait l’Ukraine, on s’est posé beaucoup de questions sur la nécessité et l’acceptabilité de cette guerre. Sur la moralité de tirer sur un pays avec lequel nous avons beaucoup en commun. Mais l’armée a fonctionné comme elle est censée fonctionner, c’est-à-dire comme une machine. Les soldats n’ont pas posé de questions. Ils ont reçu l’ordre, ils sont allés.

Dans votre livre, vous parlez beaucoup de l’impréparation de l’armée russe. Pour vous, c’est une grande partie du problème…

Oui, mais attention de ne pas tirer de mauvaises conclusions, comme le font beaucoup d’observateurs occidentaux. Ce n’est pas parce que l’armée russe a des problèmes que c’est un troupeau d’incapables. En 1940, elle était très mal équipée, mais au prix de millions de vies sacrifiées, elle a réussi à gagner. Il ne faut pas sous-estimer sa capacité.

Est-ce que vos dirigeants avaient mesuré le degré de cette impréparation ?

J’ai une très mauvaise opinion de la sphère politique russe et de nos dirigeants. J’ai l’impression que ce sont eux, les ennemis du peuple ! Cette campagne nous montre leur niveau d’incompétence. J’ai essayé de comprendre pourquoi les choses se sont passées ainsi, mais l’incompétence et la corruption n’expliquent pas tout. Je commence à avoir l’impression que ce n’est pas une question d’intelligence. Que tout ce chaos était un peu délibéré.

Après deux mois sur le terrain, une blessure à un œil vous a permis de quitter la ligne de front. Quand avez-vous décidé de dénoncer et de raconter votre histoire ?

Quand j’étais sur le front, j’avais déjà cette idée que je voulais changer les choses. Mais c’est une fois à l’hôpital que j’ai décidé d’écrire le livre. J’ai rassemblé les notes que j’avais prises sur mon téléphone. Je les ai collées dans un seul fichier et j’ai créé un PDF qui a été mis en ligne en juillet, d’abord sur VKontakte [le Facebook russe] et ensuite copié et rediffusé sur d’autres plateformes.

Étiez-vous conscient des risques ?

À 100 %, dès le départ. J’avais parfois l’impression de faire quelque chose de suicidaire, mais je continuais, même si je savais que je pouvais avoir de sérieux problèmes. Je savais que je pouvais aller en prison pour avoir discrédité l’armée russe, me faire assassiner discrètement. Mais j’avais un petit espoir de provoquer une réaction dans la société et c’est pourquoi je suis resté quelques semaines de plus en Russie après la publication. J’avais reçu du soutien dans mes discussions personnelles, mais très peu ont voulu me soutenir publiquement. J’ai finalement compris qu’il fallait me préparer à fuir.

Vous avez été un des rares en Russie à dénoncer publiquement l’absurdité de cette guerre. Comment l’expliquez-vous ?

Dans la société russe en général, il y a de plus en plus de mécanismes de répression, plus sophistiqués, plus efficaces, et il y a de plus en plus de contrôle sur les différentes sphères de la vie de la société, alors que le respect des droits des citoyens se détériore progressivement. Je pense que pour beaucoup de gens, c’est devenu une habitude. C’est ça qui fait qu’il y a moins de personnes qui sont prêtes à agir ou à réagir.

On annonce une nouvelle offensive de l’armée russe avec 300 000 ou 350 000 recrues mobilisées en septembre. Est-ce, selon vous, que la victoire russe passe par le nombre ?

Je ne pense pas qu’ils comptent gagner par le nombre. Sur ces 350 000, je pense que 150 000 ont été pris pour boucher des trous dans des unités « régulières » existantes. Les autres ont été répartis en deuxième et en troisième ligne. Au moins 100 000 de ces 150 000 ne sont jamais allés au combat. S’ils sont entraînés, c’est peut-être la seule force qui peut de manière efficace rejoindre le front et être utile. Mais est-ce que c’est suffisant ? Ce n’est pas le nombre qui peut changer la situation en faveur de la Russie. Il ne faut pas oublier que l’armée ukrainienne a maintenant une taille comparable à celle de l’armée russe. Ils ont des réserves. Je ne vois pas la logique d’attaquer dans un pays étranger avec des forces qui sont en proportion un contre un. Oui, l’armée russe peut récupérer un village par-ci, une poche par-là.. Mais cela ne va pas radicalement changer le cours de la guerre. Ce qui peut changer radicalement le cours de la guerre, c’est si la Russie utilise des armes nucléaires ou si d’autres pays s’engagent dans la guerre aux côtés de l’Ukraine, ce qui changerait le rapport de force de manière sensible.

Ça, c’est pour l’avenir du conflit. Et votre avenir à vous, comment l’entrevoyez-vous ?

J’essaie de ne pas trop y penser. C’est tellement indéfini que c’est difficile de dire. J’ai déposé mon dossier de demande d’asile à la France. Mais je sais qu’on peut attendre des années pour une réponse. Mais je ne pense pas qu’en déménageant ici, j’ai fait quelque chose d’utile pour moi-même. J’ai plus subi que gagné. Je n’ai pas tiré d’avantages matériels. C’est seulement ma boussole morale qui me dit que j’ai probablement fait le bon choix. Je n’ai pas de documents, pas de possibilité de travailler. Je ne parle pas la langue. Même les droits de mon livre sont suspendus parce qu’un escroc a essayé de se les approprier. Je suis dans une situation assez précaire. Je porte une belle chemise blanche aujourd’hui, mais en fait, je galère pas mal…