Ce sont les enfants volés d’Ukraine. Ils sont au moins 13 000, transférés de force en Russie depuis le début de la guerre. Là-bas, on les transforme en bons petits Russes. Et ils seraient encore plus nombreux, sans le courage d’Ukrainiens qui ont tout risqué, dans les territoires occupés, pour cacher des orphelins.

Les enfants avaient appris leur histoire par cœur. Si on leur posait des questions, ils raconteraient qu’ils venaient d’un village bombardé, au front, et qu’ils s’étaient réfugiés chez leur tante Halyna, dans la ville occupée de Kherson.

Ils avaient des consignes à respecter : interdiction de s’adresser aux étrangers et de s’éloigner de leur « tante », ne serait-ce que de quelques mètres. Surtout, ne jamais parler du centre de réhabilitation. À personne.

L’enjeu était énorme. S’ils étaient découverts, ces enfants seraient emmenés loin de tout ce qu’ils avaient connu pour être transformés en bons petits Russes.

Ils seraient dépouillés de leur identité, de leur langue, de leur culture. Endoctrinés. Reprogrammés. Comme des milliers d’autres enfants enlevés depuis le début de la guerre en Ukraine.

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Dortoir au Centre de réhabilitation de Stepanivka

C’était à la mi-octobre. L’établissement dont ils devaient impérativement taire le nom, c’était le Centre de réhabilitation sociale et psychologique pour enfants de Stepanivka, en périphérie de Kherson.

Les forces russes, anticipant leur retrait de cette grande ville du sud de l’Ukraine, étaient déterminées à emmener des enfants avec elles. Beaucoup d’enfants.

Les rafles se succédaient dans les orphelinats et les autres établissements pour enfants de Kherson. Le 19 octobre, 15 pensionnaires du Centre de réhabilitation avaient été transférés de force en Russie.

Les autres risquaient maintenant le même sort. Alors, les employés du centre ont élaboré un plan secret pour les garder en Ukraine.

Au début de la guerre, 52 enfants étaient hébergés au Centre de réhabilitation, raconte son directeur, Volodymyr Sahaidak. Parmi eux, il y avait quelques orphelins, mais surtout des enfants pris en charge par l’État ; l’établissement était l’équivalent ukrainien d’un centre jeunesse.

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Volodymyr Sahaidak

« Pendant les trois premiers mois de la guerre, nous espérions que le gouvernement ukrainien nous évacue vers un endroit plus sûr. » Mais les risques étaient trop grands. « Quand j’ai compris qu’il n’y aurait pas d’évacuation, j’ai su ce qu’il fallait faire. »

Il fallait cacher les enfants.

Volodymyr Sahaidak savait que la Russie chercherait à les prendre. C’est ce qu’elle faisait, depuis 2014, dans les territoires occupés des oblasts de Louhansk et de Donetsk.

Le directeur a réussi à confier la plupart des pensionnaires à des membres de leur famille. Mais certains n’avaient nulle part où aller. Dix-sept enfants avaient pu se cacher en catastrophe, le 19 octobre, lorsque des représentants russes étaient venus chercher 15 de leurs camarades.

Après cette rafle, ils ne pouvaient plus rester au centre. C’était trop dangereux.

Alors, le 20 octobre, les employés ont convenu de se répartir les 17 enfants et de les emmener chez eux, en inventant cette histoire de neveux et nièces rescapés du front pour les voisins trop curieux.

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Halyna Kulakovska et Oksana Koval

Tout s’est passé très vite. Halyna Kulakovska a emmené trois enfants dans son appartement du centre de Kherson. « Je n’ai pas eu le temps d’y penser, raconte-t-elle. Ce n’est qu’après l’avoir fait que j’ai commencé à réaliser les conséquences que cela pourrait avoir, si je me faisais prendre. »

Tante Halyna, c’était elle.

Si les Russes avaient découvert que nous cachions des enfants, ils les auraient envoyés en Russie – et moi dans une salle de torture.

Halyna Kulakovska

Oksana Koval a hébergé en secret des enfants de 3, 8 et 9 ans. « Avant de croiser des gens, dans la rue, je leur rappelais : je suis tante Oksana. » Au parc, les enfants oubliaient parfois la consigne. Tout à leurs jeux, ils s’adressaient à leur éducatrice comme ils l’avaient toujours fait : « Madame Oksana ! Madame Oksana ! »

Le sang de l’éducatrice se glaçait. « Chut ! Chut ! C’est tante Oksana », les grondait-elle à voix basse.

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Oksana Koval

Une autre employée, qu’on ne peut nommer pour des raisons de sécurité, a emmené cinq enfants chez elle. Les dix kilomètres qui séparaient Stepanivka et le centre de Kherson comptaient deux contrôles routiers. « Au premier point de contrôle, ça s’est bien passé, raconte Volodymyr Sahaidak. Au second, les soldats étaient plus suspicieux. »

« Qui sont ces enfants ? Où les amènes-tu ? », a demandé un soldat à l’employée. Il lui a ordonné de descendre de la voiture, pendant qu’un autre soldat interrogeait la plus âgée des enfants. « Qui es-tu ? Où sont tes parents ? » L’adolescente a joué le jeu ; elle avait bien appris son rôle.

Les soldats les ont laissés passer.

« Chaque jour était terrifiant, confie Halyna Kulakovska. Près de chez moi, il y avait un immeuble où habitaient des Russes. Leur centrale de police n’était pas loin non plus. Ils étaient partout, comme des coquerelles. »

Pourquoi s’exposer à un tel danger ? « Ce sont nos enfants, répond Volodymyr Sahaidak. Ce que font les Russes, c’est un crime. Il n’y a pas de pire crime que de voler des enfants. »

46 bambins volés

Derrière la grille cadenassée, un terrain de jeu à l’abandon. Il n’y a plus de gamins pour jouer dans la cour du bâtiment au toit rouge du nord de Kherson. Naguère animé, ce foyer d’accueil destiné aux enfants de 0 à 3 ans est complètement désert.

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Foyer d’accueil de Kherson, où 46 bambins ont été enlevés par les Russes

« Ils sont venus avec des autocars et ils ont pris tous les enfants », raconte une vieille femme habitant l’immeuble d’en face, qui refuse de se nommer.

La rafle, filmée, a eu lieu le 21 octobre. Dans la vidéo, des bambins sont transportés à bord d’un autocar marqué de la lettre Z, symbole de l’occupant russe. Un officier de haut rang embrasse un bébé. Soulagé de le soustraire aux bombes – et à l’Ukraine.

Ce jour-là, 46 bambins ont été transférés à Simferopol, en Crimée occupée. Ils peuvent maintenant être adoptés par des couples russes : en mai, Vladimir Poutine a signé un décret permettant l’adoption accélérée d’enfants considérés comme orphelins en Ukraine.

Au moins 13 000 enfants ont été transférés en Russie depuis le début de la guerre, selon les autorités ukrainiennes. De ce nombre, 1000 ont été enlevés à Kherson.

Il y en aurait eu davantage, sans le courage de citoyens qui ont tout risqué pour les garder en Ukraine.

Le 21 octobre, le gouvernement d’occupation a demandé au personnel de l’Hôpital pour enfants de Kherson de préparer une liste de patients à évacuer. « Nous avons préparé un plan en cinq minutes pour empêcher ça », raconte Olga Pilarska, cheffe du département d’anesthésiologie et de soins intensifs.

Le plan était simple, mais audacieux : falsifier les dossiers des jeunes patients.

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La Dre Olga Pilarska, devant une fenêtre placardée de l’Hôpital pour enfants de Kherson

Saignements aux poumons, convulsions incontrôlables, complications postopératoires… sur papier, les orphelins confiés aux soins de l’hôpital sont soudain devenus extrêmement malades. Impossible de songer à les transporter dans cet état critique.

« Bien sûr que c’était dangereux, admet la Dre Pilarska. Mais nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas faire autrement ; nous devions sauver les enfants. »

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Couloir de l’Hôpital pour enfants de Kherson

Le sort des enfants volés d’Ukraine n’est pas clair. Les plus jeunes seraient rapidement adoptés, obtenant la citoyenneté russe, changeant de nom et même de lieu de naissance. Les plus récalcitrants seraient envoyés dans des camps de rééducation en Tchétchénie.

« Ces enfants négatifs insultaient Poutine et chantaient l’hymne ukrainien. Au bout de quelques semaines, ils exprimaient leur amour pour la Russie », s’est réjouie sur son compte Telegram Maria Lvova-Belova, chargée par Moscou de superviser ce qu’elle prétend être une opération humanitaire.

Cette politique délibérée d’enlèvements d’enfants répond plutôt à la définition d’un génocide, a estimé l’ombudsman des droits de la personne de l’Ukraine, Dmitro Lubinets.

La pratique, en tout cas, n’est pas nouvelle. En son temps, le régime soviétique a déporté des Ukrainiens en Sibérie et des Tatars de Crimée en Ouzbékistan, rappelle Volodymyr Sahaidak. Le Kremlin, dit-il, procède comme il l’a toujours fait. Avec un objectif, ou plutôt une obsession, en tête : « Il veut juste éradiquer l’identité de la nation ukrainienne. »

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Kira a été adoptée par une infirmière de l’Hôpital pour enfants de Kherson afin de lui éviter un transfert en Russie.

Moscou répète qu’il procède aux évacuations d’enfants pour assurer leur sécurité. Ça ne manque pas de cynisme, considérant que ses troupes pilonnent sans relâche les villes et les villages d’Ukraine.

À l’Hôpital pour enfants de Kherson, l’anesthésiologiste Stanislav Bumbu n’a pas eu le temps de célébrer le passage à la nouvelle année. À minuit, le 31 décembre, il préparait une transfusion sanguine pour un adolescent, victime d’un bombardement dans son village.

À minuit une, un obus de mortier est venu s’écraser dans la chambre voisine. Les fenêtres de l’hôpital ont été soufflées. L’une d’elles s’est fracassée sur l’adolescent.

Avant l’arrivée des pompiers, le DBumbu a éteint le feu qui s’était déclaré à l’étage. Puis il s’est remis à l’ouvrage.

Malgré la libération de Kherson, le 11 novembre, le Centre de réhabilitation de Stepanivka est resté fermé. Le 9 décembre, les enfants hébergés par les éducatrices ont été évacués à Mykolaïv, loin du front.

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Le Centre de réhabilitation de Stepanivka

Deux jours plus tard, un obus de mortier a frappé l’immeuble voisin de celui d’Halyna Kulakovska.

L’éducatrice a décidé de rester, malgré les bombes. « Il est difficile de décrire la peur en temps de guerre. Il faut la vivre. Mon immeuble est à moitié vide. La nuit, je me réveille en pensant que les Russes viennent me chercher. »

Ce sont les souvenirs de l’occupation qui lui donnent des cauchemars, plus encore que les obus qui tombent sur Kherson. « Si une bombe s’écrase sur mon immeuble, je mourrai, mais je mourrai libre. »