Des files de voitures sur plusieurs kilomètres. Des engueulades. Des visages crispés, inquiets. Voici l’image que nous renvoie la France depuis quelques jours. Raison de ce bordel généralisé ? Une crise du carburant, qui pourrait se transformer en explosion sociale.

Dans le Nord et en Île-de-France (autour de Paris), près de la moitié des stations manquaient d’essence cette semaine, et près d’un tiers à l’échelle du pays, soit environ 29 % des pompes en rupture de stock total ou partiel. Les livraisons n’arrivent qu’au compte-gouttes ou pas du tout, tandis que les automobilistes, contrariés, cherchent des façons de remplir leur réservoir, ce qui suscite beaucoup de tensions à la pompe… et pas mal de stress dans l’exécutif, qui craint l’explosion sociale.

Pourquoi les stations sont-elles à sec ?

Fin septembre, la multinationale TotalEnergies a décrété une baisse des prix de 20 centimes d’euros par litre, qui a entraîné une affluence plus importante dans ses stations d’essence. Cette prime s’ajoutait à la remise supplémentaire de 30 centimes, financée par l’État, qui doit être appliquée jusqu’à la fin de l’année. Ces deux ristournes combinées ont provoqué une hausse de la demande de carburant.

À cette augmentation s’est ajouté un mouvement de grève chez les employés des raffineries et des dépôts de carburant chez TotalEnergies et d’Esso-ExxonMobil, qui réclament des hausses salariales, ainsi qu’une prime sur la redistribution des profits pharaoniques de leurs entreprises (17,9 milliards pour Exxon et 5,7 milliards pour Total au 2trimestre 2022). Ce débrayage a eu pour effet de retarder et limiter les livraisons dans les stations d’essence, ce qui a entraîné une pénurie qui provoque la grogne des automobilistes.

  • La situation est la même dans de nombreuses villes de France. Les automobilistes doivent affronter de longues files d’attente pour faire le plein, comme ici, à Petite-Forêt.

    PHOTO PASCAL ROSSIGNOL, REUTERS

    La situation est la même dans de nombreuses villes de France. Les automobilistes doivent affronter de longues files d’attente pour faire le plein, comme ici, à Petite-Forêt.

  • Les conducteurs de scooters n’y échappent pas : à Paris, ils sont des dizaines à attendre leur tour.

    PHOTO ALAIN JOCARD, AGENCE FRANCE-PRESSE

    Les conducteurs de scooters n’y échappent pas : à Paris, ils sont des dizaines à attendre leur tour.

  • Face à la situation, la tension monte au pays. Des policiers doivent donc surveiller les stations d’essence afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’incident.

    PHOTO JEAN-CHRISTOPHE VERHAEGEN, AGENCE FRANCE-PRESSE

    Face à la situation, la tension monte au pays. Des policiers doivent donc surveiller les stations d’essence afin de s’assurer qu’il n’y ait pas d’incident.

  • Partiellement responsable de la situation, un mouvement de grève est né chez les employés des raffineries et des dépôts de carburant chez TotalEnergies et d’Esso-ExxonMobil, qui réclament notamment des hausses salariales.

    PHOTO MICHEL SPINGLER, ASSOCIATED PRESS

    Partiellement responsable de la situation, un mouvement de grève est né chez les employés des raffineries et des dépôts de carburant chez TotalEnergies et d’Esso-ExxonMobil, qui réclament notamment des hausses salariales.

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Peut-on parler d’une crise sociale, comme celle des gilets jaunes ?

Pas pour l’instant. A priori, il s’agit d’abord d’une grève classique « à la française », pilotée par les syndicats. Mais personne ne sait jusqu’où elle ira.

Dominique Andolfatto, professeur de science politique à l’Université de Bourgogne (Dijon), note que la situation est potentiellement inflammable « du fait de son impact sur l’approvisionnement en carburant, et donc sur l’économie et une partie de la population ».

La crise a pris rapidement une dimension politique et polarise l’actualité.

Dominique Andolfatto

Les tensions sont alimentées par les syndicats (CGT en tête) et une partie de l’opposition de gauche (le parti La France insoumise), qui appellent de leurs vœux une mobilisation à plus large échelle.

Des manifestations contre la vie chère sont ainsi prévues dimanche dans le pays et les syndicats appellent à une grève générale mardi, avec d’autres secteurs professionnels comme les cheminots, les chauffeurs de métro et d’autobus, la fonction publique.

Ce n’est pas la première fois que la France est secouée de la sorte. Mais pour l’historien Michel Pigenet, spécialiste du travail et des mouvements sociaux, le contexte actuel pourrait être plus favorable aux débordements.

« Il y a des traditions, mais en même temps, je crois qu’il y a quelque chose de plus âpre, dit-il. Le pays est en colère et il est inquiet. Il y a quelque chose de plus profond. Une accumulation de mécontentements. La crainte des nouvelles internationales. Les horizons se sont un peu bouchés. »

Que fait le gouvernement ?

Craignant l’embrasement, l’exécutif a réquisitionné certains personnels (forcé leur retour au travail) cette semaine, afin d’assurer l’approvisionnement en carburant des stations. Il appelle aussi les entreprises touchées par le conflit à répondre aux demandes des grévistes, ce qui semblait en voie d’être fait dans les deux raffineries d’Exxon-Mobile, vendredi.

Mais pour Michel Pigenet, un accord négocié ne calmerait pas forcément le jeu.

« Il y a deux effets possibles sur l’opinion publique, fait valoir l’historien. Faire tomber la grève dans les raffineries, ça peut faire retomber la pression. Mais ça peut avoir un effet d’entraînement inverse. Dans d’autres entreprises, on pourrait dire : regardez ce qu’ils ont obtenu dans les raffineries : finalement ça paye quand on bloque. Ça peut encourager ceux qui ont jusqu’ici été spectateurs. »

Dominique Andolfatto note pour sa part que le gouvernement a « mis du temps à prendre le mouvement au sérieux », un peu comme au début des gilets jaunes. Ce retard a permis à la crise de s’implanter, en plus de fragiliser les diverses réformes relancées par Emmanuel Macron depuis la rentrée : réforme de l’assurance chômage, réforme des retraites ou réforme du revenu de solidarité active.

Quel qu’en soit le dénouement, cette situation « perdant-perdant » laissera des traces, car aucun acteur ne sortira gagnant dans l’opinion, les Français ayant une mauvaise opinion de tous les protagonistes de ce conflit social. Selon un sondage Odoxa publié jeudi, les salariés en grève recueillaient 54 % de jugements négatifs, les syndicats 66 %, le gouvernement 70 %, et les entreprises concernées entre 71 % et 74 %.