La parenthèse enchantée est terminée. Maintenant que la page Élisabeth II est tournée, la vie reprend son coursau Royaume-Uni, et avec elle, tous les problèmes mis sous le tapis pendant le deuil national. À commencer par la crise du coût de la vie, qui frappe le pays de plein fouet, en dépit des promesses de la nouvelle première ministre.

Une inflation et beaucoup de questions

Londres — Le quartier Chelsea n’est pas exactement connu pour sa pauvreté. On y croise surtout des Porsche rutilantes, des vieilles dames avec des chiens toilettés et des enfants tirés à quatre épingles fréquentant l’école privée.

Difficile de croire que ce quartier central de Londres fut un jour le fief des Sex Pistols et de la scène punk britannique.

Difficile de croire, aussi, qu’on puisse y faire la file pour avoir un peu de nourriture gratuite, parce qu’on n’arrive pas à joindre les deux bouts.

C’est pourtant ce qui se passe, ce midi-là, à l’église St. Luke, rue Sydney. À l’arrière de l’imposant bâtiment, des dizaines de personnes sortent de la sacristie avec des sacs pleins de victuailles.

« Ce n’est pas énorme, mais c’est mieux que rien. Ça permettra de compléter ce que j’ai déjà. J’ai deux enfants à nourrir, ce n’est pas évident », explique Nadia, 45 ans, en nous montrant ses trois conserves, quelques bananes et un rouleau de papier de toilette.

« Je viens ici depuis deux mois. Ce n’est pas de gaieté de cœur, mais il faut économiser quelque part. Je n’ai que ma pension et les prix ne cessent d’augmenter », ajoute Laticia, 75 ans, qui attend patiemment dans la file avec son chariot.

Les nouveaux pauvres

Une fois par semaine, la banque alimentaire de Chelsea ouvre sa porte aux plus démunis. Environ une centaine de personnes, d’après les estimations de la paroisse. Beaucoup sont des éclopés de la vie. Mais selon ses organisateurs, ce profil serait en train de changer pour une population plus « ordinaire », qu’on aurait encore dite de classe moyenne il y a quelques années.

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John McVie, directeur des opérations à la banque alimentaire de Chelsea

La démographie n’est plus la même. On commence à voir des gens qui ont un travail, mais qui ont besoin d’un petit complément pour remplir leur frigo, parce que leur paie ne suffit plus.

John McVie, directeur des opérations à la banque alimentaire de Chelsea

Ce constat en dit long sur la crise du coûtde la vie qui frappe actuellement le Royaume-Uni.

À peine remis de la COVID-19 et sonné par un Brexit qui ne remplit pas complètement ses promesses sur le plan économique, le pays est actuellement aux prises avec une inflation frisant les 10 %, du jamais vu depuis 40 ans. La banque Citi estime que celle-ci pourrait atteindre 18 % pendant l’hiver, tandis que Goldman Sachs prévoit une augmentation de 22 %.

« C’est tout simplement stratosphérique », résume Peter Matejic, chef analyste à l’Institut Joseph Rowntree pour la pauvreté.

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En Grande-Bretagne, la flambée des prix touche tous les secteurs essentiels. Le coût des aliments monte en flèche, même pour les produits de base.

Cette flambée des prix touche les secteurs essentiels. Le coût des aliments monte en flèche, même pour les produits les plus basiques. « La conserve de soupe est passée de 45 à 55 pence en trois semaines, c’est effarant, souligne John McVie. Pas étonnant que notre clientèle grandisse. »

Idem pour les coûts de l’énergie, qui sont en voie d’exploser, conséquence de la guerre en Ukraine et des coupures de gaz russe qui ont affolé les marchés.

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Queue pour la banque alimentaire de Chelsea

Fin août, le régulateur britannique OFGEM annonçait une augmentation de 80 % du plafond tarifaire pour le gaz et l’électricité à compter du mois d’octobre (de 1971 à 3549 livres par an), puis de 52 % supplémentaires en janvier 2023 (plafond de 5387 livres), laissant des millions de foyers dans l’incertitude économique et la crainte d’avoir froid.

Selon les projections de l’institut anglais Legatum, 1,3 million de Britanniques pourraient par conséquent glisser sous le seuil de pauvreté, portant le total à plus de 16 millions (une personne sur cinq) au Royaume-Uni.

L’hiver du mécontentement, prise 2

La grogne sociale semble augmenter au même rythme que les factures.

Pendant l’été, des cheminots, les chauffeurs de bus, les débardeurs ont multiplié les grèves aux quatre coins du pays, évoquant les souvenirs de l’« hiver du mécontentement » qui a marqué la Grande-Bretagne à la fin des années 1970.

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Des voyageurs se sont butés à des portes closes, fin août, alors que les réseaux de train, d’autocar et de métro étaient paralysés par une grève générale.

Les réseaux sociaux se mettent aussi de la partie.

La campagne « Enough is Enough » a lancé une vaste pétition en ligne réclamant de la part des décideurs des changements de politique afin d’aider les contribuables.

Plus radical, le mouvement Don’t Pay UK invite pour sa part à manifester le 1er octobre et encourage la population à cesser de payer ses factures d’énergie pendant l’hiver pour protester contre les hausses « inaccessibles » au commun des mortels.

Fausse bonne idée, estime Pater Matejic, qui appréhende des conséquences désastreuses pour les plus vulnérables.

« Notre conseil serait de trouver d’autres solutions, par exemple de contacter la société d’énergie pour voir ce qu’elle peut offrir comme solution de rechange. Car les dettes engendrées par ce non-paiement vont, au bout du compte, augmenter la note », suggère l’analyste.

Un « pansement » à court terme

Consciente du contexte social explosif, la nouvelle première ministre Liz Truss s’est engagée, deux jours après son arrivée à Downing Street le 5 septembre, à « geler » le plafond des factures d’énergie à 2500 livres par an (3800 $CAN), et ce, pendant deux ans.

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Liz Truss, première ministre du Royaume-Uni

Bonne nouvelle ? C’est selon. Les classes moyennes respireront un peu mieux, mais le problème restera entier pour les moins nantis, observe Emily Duff, bénévole dans une banque alimentaire du quartier Vauxhall, au centre de Londres.

Même plafonné, un coûtde 2500 livres par an, c’est énorme. Il y a plein de gens qui ne pourront jamais payer cette somme.

Emily Duff, bénévole dans une banque alimentaire du quartier Vauxhall, au centre de Londres

Pour Simon Francis, porte-parole de la coalition End Fuel Poverty (Finissons-en avec la pauvreté énergétique), l’initiative reste louable. Mais il estime lui aussi que c’est trop peu trop tard.

« En dépit de ces annonces, nous prévoyons que 7 millions de foyers vivront encore dans la pauvreté énergétique à l’hiver, contre 4,6 millions l’an dernier », ce qui aura pour effet, selon lui, de mettre encore plus de pression sur le système de santé.

Simon Francis décrit les promesses du gouvernement conservateur comme un « pansement » à court terme. Selon lui, le problème des factures d’énergie ne sera pas réglé tant qu’on n’adoptera pas « des mesures en amont », concernant l’efficacité énergétique. Il plaide notamment pour plus d’investissements pour les « passoires thermiques », ces maisons mal isolées qui pullulent dans les quartiers défavorisés.

Une nouvelle bouilloire ?

Les médias britanniques n’ont pas manqué de souligner que le « cadeau » de Liz Truss représentait des milliards de livres d’emprunt, et reviendra probablement hanter les contribuables à plus ou moins long terme.

À plus ou moins long terme, ces derniers seront en outre imposés pour les funérailles nationales de la reine et paieront possiblement le soutien aux entreprises (baisses d’impôts et subventions énergétiques) annoncé cette semaine par le gouvernement, qui a par ailleurs promis 2,3 milliards de livres en aides supplémentaires (3,5 milliards CAN) à l’Ukraine pour l’année 2023.

Heureusement, il y a toujours des gens pour dédramatiser.

Quand on lui a demandé comment les Britanniques, pris à la gorge, pouvaient économiser sur l’électricité, l’ancien premier ministre Boris Johnson leur a tout bonnement suggéré de faire leur thé dans une bouilloire neuve, moins énergivore.

« Payez 20 livres pour une nouvelle bouilloire et vous épargnerez 10 livres par an sur vos factures », a-t-il déclaré.

L’humour anglais est parfois confondant…

9,9 %

Taux d’inflation au Royaume-Uni (contre 7 % au Québec)

22 %

Population vivant sous le seuil de pauvreté au Royaume-Uni (14,6 millions de personnes sur une population de 67 millions, soit 1 Britannique sur 5). Au Québec, c’était 7,9 % en 2018.

Sources : Joseph Roundtree Institute (Royaume-Uni), Centre d’études sur la pauvreté et l’exclusion (Québec)

4,3 millions

Nombre d’enfants vivant sous le seuil de la pauvreté au Royaume-Uni (1,2 million au Canada en 2015 selon Statistique Canada)

Sources : Joseph Roundtree Institute, Statistique Canada

Des bibliothèques pour se réchauffer

Au Royaume-Uni, il y a longtemps que les bibliothèques sont utilisées comme des lieux de vie où l’on peut jouer, suivre des cours, tricoter, avoir de l’aide pour ses impôts ou échanger en prenant une tasse de thé.

Avec la crise du coût de la vie qui frappe le pays, cette « culture » devrait s’affirmer davantage.

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Cours d’anglais à la bibliothèque de Roehampton, dans le sud de Londres

Les bibliothèques veulent en effet se transformer en « espaces de chaleur » pour accueillir les réfugiés du froid pendant l’hiver, alors que l’augmentation des factures de gaz et d’électricité s’annonce douloureuse. Et elles sont actuellement en campagne pour en informer les Britanniques.

« C’est une question d’inclusion sociale. Tout le monde est frappé par la crise du coût de la vie, et on veut être là pour ceux qui ne pourront pas payer leurs comptes. Après tout, c’est notre travail. Nous sommes un peu comme des centres communautaires », explique Paul Drumm, de GLL, un organisme caritatif qui gère trois réseaux pour une centaine de bibliothèques à Londres.

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Paul Drumm

Selon Paul Drumm, la fréquentation pourrait augmenter « de 20 à 30 % », si la population répond à l’appel. D’ailleurs, certaines bibliothèques ont déjà commencé à se préparer à cette éventualité.

Le réseau de Greenwich, supervisé par M. Drumm, vient par exemple d’investir 28 000 livres en mobilier supplémentaire, pour accueillir cet afflux éventuel. D’autres ont inscrit plein de nouvelles activités à leur calendrier (« près de 200 rien qu’à Greenwich », précise Paul Drumm), ajouté des services de traiteur ou organisé de nouvelles séances d’information pour répondre spécifiquement à la crise du pouvoir d’achat.

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Daniel Andrews, directeur de la librairie de Roehampton

En élargissant notre offre, on s’assure que les gens auront quelque chose à faire quand ils viendront ici à cause du froid. Et qu’ils ne se contenteront pas de s’asseoir à côté du radiateur.

Daniel Andrews, directeur de la librairie de Roehampton (sud de Londres)

Cette vaste campagne aura forcément un coût. D’autant que les bibliothèques ne seront pas épargnées par la flambée des prix. Certains établissements prédisent que leurs factures d’énergie vont doubler dans les prochaines années, ce qui pourrait avoir des conséquences sur les heures d’ouverture ou le nombre d’employés.

Raison de plus pour promouvoir ces espaces de chaleur, suggère Isobel Hunter, directrice générale du réseau national Libraries Connected. En s’imposant comme un service essentiel, les bibliothèques espèrent échapper aux coupes budgétaires, alors qu’au Royaume-Uni tout le monde se bat pour un penny supplémentaire.

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Isobel Hunter, directrice générale du réseau national Libraries Connected

« Les coûts augmentent, la demande augmente, les budgets sont réduits. C’est un triple défi, explique Mme Hunter. Stratégiquement, nous devons donc démontrer que nous sommes une partie de la solution. Sinon, nous serons éventuellement forcés de réduire nos heures d’ouverture ou notre personnel. »

« Les bibliothèques ont joué un rôle très important pendant la pandémie et elles peuvent jouer un rôle pendant la crise actuelle, ajoute-t-elle. Les autorités doivent réaliser combien nous sommes nécessaires. »

Encore trop tôt

À la bibliothèque de Roehampton, on a demandé aux visiteurs ce qu’ils pensaient de l’initiative. Personne ne semblait se sentir concerné. Lidia Moreira nous a dit qu’elle ne pensait « pas de cette façon », et que les « espaces chaleureux » n’étaient pas un argument pour elle.

« Si je dois rester à la maison, je resterai à la maison. »

Même son de cloche chez Thérèse Montaigu, septuagénaire retraitée, venue ce matin payer ses factures par ordinateur.

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Thérèse Montaigu

Si elle reconnaît que « l’idée est intéressante » et qu’elle « permettra à des gens seuls de venir échanger dans la chaleur », Thérèse ne va pas changer ses habitudes et continuera à fréquenter la bibliothèque « peu importe la température ».

Ces commentaires ne surprennent pas Patrick Malone. Pour le directeur de la bibliothèque de Roehampton, interrogé entre deux cours d’anglais pour les immigrants, il est encore trop tôt pour mesurer l’intérêt pour cette initiative.

Mais selon lui, ce n’est qu’une question de temps avant que le projet rencontre son public.

« On n’en est pas encore au point où les gens viennent ici pour avoir chaud, conclut-il. Ils voient comment les bibliothèques peuvent les aider à lutter contre la crise, avec des conseils financiers et des discussions de groupes. Mais je crois que plus le temps va refroidir, plus tout cela deviendra un enjeu concret… »