Les chauffeurs d’autobus ne pourront plus faire jouer les chansons populaires russes dans leurs véhicules. Les librairies qui vendront des livres en langue russe seront exclues d’un programme d’aide financière.

Les importations de livres d’auteurs russes contemporains seront interdites. Les artistes russes seront bannis des scènes et des médias ukrainiens à moins de dénoncer publiquement la guerre que leur pays mène contre l’Ukraine.

Une série de lois adoptées dimanche dernier par la Verkhovna Rada, le Parlement de l’Ukraine, vise à la fois à soutenir la culture du pays et à sanctionner Moscou pour son invasion.

« Nous voulons rompre avec l’univers russe contemporain de toutes les manières possibles, pas tant avec la langue russe qu’avec les produits culturels de la Russie », explique le député Volodymyr Ariev.

PHOTO TIRÉE DE WIKICOMMONS

Volodymyr Ariev, député ukrainien

Ce dernier était en voyage d’affaires en France lors du vote, mais il soutient à 100 % les trois lois adoptées sans une seule voix d’opposition. Avant d’entrer en vigueur, elles doivent encore être approuvées par le président Volodymyr Zelensky.

Ce triptyque législatif vise d’abord à soutenir la production culturelle ukrainienne, mais c’est aussi une réponse à la guerre, souligne Taras Shamayda, qui a milité en faveur de la nouvelle législation.

Même avant la guerre, le marché du livre ukrainien devait se battre contre l’influence de son puissant voisin, dans ce pays où la vaste majorité des lecteurs parlent les deux langues.

« Maintenant, les éditeurs de livres en langue ukrainienne seront soutenus », applaudit Taras Shamayda.

La loi concerne les écrivains et artistes qui sont citoyens de la Fédération de Russie, et ne s’applique donc pas aux livres écrits avant la dissolution de l’Union soviétique, en 1991. On pourra toujours acheter des livres de Tolstoï et de Pouchkine dans leur langue originale.

La nouvelle législation vise aussi la littérature internationale, qui pourra être traduite en ukrainien, dans l’une des autres langues nationales de l’Ukraine, comme le tatar, ou dans l’une des langues de l’Union européenne. Les traductions vers le russe, elles, sont bannies.

Les auteurs ukrainiens qui écrivent en russe auront toujours le droit de publier dans cette langue, mais leurs livres se retrouveront dans des librairies non subventionnées.

C’est une réaction contre la guerre, et cette guerre est une guerre identitaire, la Russie veut détruire notre nation, nous voulons nous protéger.

Volodymyr Ariev, député ukrainien

Normal, dans ce contexte, de bannir les artistes venus de Moscou, croit-il. Il cite l’exemple de la réalisatrice fétiche d’Adolf Hitler, l’Allemande Leni Riefenstahl.

« Je ne crois pas qu’on aurait permis la diffusion de ses films en Angleterre, à l’époque. »

Réaction compréhensible

À première vue, ces lois culturelles défensives semblent draconiennes, note Dominique Arel, directeur de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa.

Mais il faut les mettre en contexte, dit-il. Et ce contexte est celui d’une invasion qui cherche à annihiler la culture ukrainienne.

[L’envahisseur russe] ne fait pas qu’appeler à l’élimination de l’identité ukrainienne, il met de facto en vigueur des politiques de “désukrainisation” dans les villes qu’il occupe.

Dominique Arel, directeur de la Chaire d’études ukrainiennes de l’Université d’Ottawa

Dans ces zones occupées, on assiste à l’élimination de tout symbole, livre ou enseignement de l’histoire ukrainienne.

PHOTO IVAN ALVARADO, ARCHIVES REUTERS

Un livre intitulé Guide daudition en anglais gît sur le sol d’une école détruite par des bombardements, à Kharkiv.

« En réaction, l’Ukraine cherche à couper tout lien avec la Russie », souligne Dominique Arel.

Avant que la Russie n’annexe la Crimée, en 2014, environ 50 % de la population ukrainienne s’exprimait avec plus de facilité en russe qu’en ukrainien. Aujourd’hui, la proportion est plutôt de 40 % de russophones contre 60 % d’ukrainophones.

Au moment où l’Ukraine amorce son processus d’adhésion à l’Union européenne, ces trois lois ne risquent-elles pas de contrevenir aux exigences européennes en matière de protection des minorités ?

« Nous n’interdisons pas la langue russe, nous bloquons l’industrie culturelle de la Russie », souligne Taras Shamayda.

La démarche doit être inscrite dans un contexte historique de « décommunisation » qui pourrait aller beaucoup plus loin, observe le philosophe ukrainien Volodymyr Yermolenko, rédacteur en chef du site d’information Ukraine World.

La Russie a voulu effacer la culture ukrainienne dès le XIXe siècle, puis sous Staline.

Volodymyr Yermolenko, rédacteur en chef du site d’information Ukraine World

Dès le début de la guerre du Donbass, en 2014, l’Ukraine a compris que la Russie voulait la « recommuniser », selon Volodymyr Yermolenko. En réaction, Kyiv a accéléré un processus qu’il décrit comme une « décommunisation ».

Depuis le 24 février dernier, la démarche s’est intensifiée. « Les roquettes russes ciblent des objectifs culturels, des musées, des bibliothèques, des théâtres », fait valoir Volodymyr Yermolenko.

PHOTO ALEXANDER ERMOCHENKO, ARCHIVES REUTERS

Théâtre de Marioupol détruit par des frappes russes

« Et la culture, c’est le cœur d’une nation. »

Ces jours-ci, les Ukrainiens envisagent de rebaptiser de nombreuses rues ou bâtiments publics en leur donnant le nom d’Ukrainiens.

Il est notamment question de changer le nom de l’Académie de musique Tchaïkovski pour celui de son fondateur, le musicien ukrainien Mykola Lyssenko – un projet qui est loin de faire l’unanimité.

Volodymyr Yermolenko, lui, soutient cette proposition. « Nous n’avons rien contre Tchaïkovski, nous sommes contre l’effacement de notre culture. »