(Cherëmushnaya) « Je pense que la faim va revenir » : survivante de la famine des années 30, Maria Gontcharova craint de revivre l’horreur, alors que Kyiv accuse Moscou de manier à nouveau la nourriture comme arme.

Âgée de 93 ans, cette vieille dame garde tout par peur de manquer, marquée à vie par Staline qui a fait des millions de morts en collectivisant les terres ukrainiennes, à l’époque de l’URSS.

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, elle peut entendre les missiles voler depuis sa belle petite maison bleu ciel en bois du village de Tcheremouchna, dans la région de Kharkiv (Est).  

De quoi lui rappeler de très mauvais souvenirs. « Nous avons survécu uniquement en faisant cuire une pomme de terre et de la farine moulue » chaque jour, affirme Mme Gontcharova, qui vit avec trois poules et un bout de jardinet.  

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Maria Goncharova dans son jardin

Sa pension d’invalidité de 2000 hryvnias — environ 87 dollars canadiens par mois — ne lui permet qu’une subsistance où chaque sou compte et elle cuisine toujours au four à bois.

Des branches de bouleau jonchent le sol pour assainir la pièce à vivre.  

Les Russes « nous ont déjà volé beaucoup de céréales et ils sont capables de tout prendre », lance-t-elle à l’AFP, en esquissant un signe de croix.

Génocide

La peur d’un retour de l’« Holodomor », terme ukrainien qui désigne « l’extermination par la faim » des paysans en 1932 et 1933 par le régime soviétique et qui fit plusieurs millions de morts selon les estimations des historiens.

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Des chandelles et des fleurs ont été déposées au mémorial de l’Holodomor, le 26 novembre 2016 à Kyiv.

Depuis que l’armée du président russe Vladimir Poutine bombarde leurs réserves de céréales, les Ukrainiens s’indignent.

Car pour Kyiv, ce mot est synonyme de génocide, orchestré déjà à l’époque pour briser ses velléités d’indépendance.  

« La nourriture a été utilisée par le gouvernement soviétique pour atteindre ses objectifs en tuant ceux qui lui résistaient à grande échelle », tranche Lioudmila Hrynevitch, directrice du centre de recherche et d’éducation de l’Holodomor.  

Mais la Russie et d’autres historiens inscrivent ces évènements dans un contexte de famine présent également en Asie centrale ou en Russie et rejettent ces conclusions.

Pourtant, alors qu’une crise alimentaire mondiale est désormais à craindre, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a accusé fin mai le président russe Vladimir Poutine « d’utiliser la nourriture comme arme ».  

Andriï Yermak, le chef de l’administration du président ukrainien Volodymyr Zelensky, a affirmé récemment que la Russie essayait de « refaire l’Holodomor ».

« Les années 1930 sont très propices à l’établissement de parallèles, car il s’agissait également d’une tentative d’anéantissement de ce que nous pouvons appeler aujourd’hui la nation politique ukrainienne », estime Mme Hrynevitch.

« Les Ukrainiens se sont vus confisquer leurs céréales et sont donc morts de faim, puis les autorités soviétiques leur en ont renvoyé une partie, mais uniquement à ceux qui acceptaient de rejoindre les kolkhozes », ces immenses coopératives agricoles soviétiques,  dit-elle.

Mémoire effacée

Kharkiv, à plus de 450 km à l’est de Kyiv, a été la capitale de la République socialiste soviétique d’Ukraine de 1919 à 1934 — sous le nom de Kharkov — et sa région était considérée comme faisant partie des 23 les plus fertiles en Union soviétique.

Dans les environs du village de Maria Gontcharova, « un tiers des habitants sont décédés », rappelle Tamara Polichtchouk, qui dirige un musée consacré au sujet.

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Tamara Polishchuk

« Pendant l’Holodomor, l’enregistrement des décès a été interrompu », relève cette spécialiste qui a fait des recherches poussées.

Pour elle, chaque famille du coin est encore marquée par cette mémoire que l’URSS a tenté d’effacer durant des décennies et que l’Ukraine n’a pu s’approprier qu’après l’indépendance en 1991.

En montrant l’état de ses réserves, la vieille dame de Tcheremouchna se réjouit en tout cas de voir qu’elle a « encore un peu de tout ».

« Plein de pays nous aident. On nous livre, on distribue des choses aux gens. Mais Dieu sait pendant combien de temps encore ? », lance-t-elle avant de sortir s’assoir sur le perron à l’ombre d’un noyer.