Les États-Unis s’inquiètent d’un alignement de la Chine sur la Russie face à l’invasion de l’Ukraine et brandissent la menace de sanctions en cas d’intervention de l’empire du Milieu. Selon deux experts québécois, la Chine sait très bien qu’elle n’a rien à gagner dans ce bourbier.

La perspective de voir la Chine rehausser ses échanges économiques et militaires avec la Russie dans la foulée de l’invasion en Ukraine, comme ont rapporté dimanche plusieurs grands médias américains en citant une source « officielle » mais demeurée anonyme, à Washington, soulève inquiétudes et spéculations.

Lundi, les deux pays ont formellement démenti ces révélations. Ces démentis ont précédé une rencontre de sept heures que Jake Sullivan, conseiller à la sécurité nationale du président américain Joe Biden, a eue à Rome avec Yang Jiechi, plus haut responsable de la diplomatie du Parti communiste chinois.

Cette rencontre, prévue depuis quelques mois, a été qualifiée d’« intense » et de « très franche », a indiqué une haute responsable de la Maison-Blanche, qui a qualifié de « profondément préoccupante » la perspective d’un rapprochement Chine-Russie dans le conflit. Cette haute responsable, qui a conservé l’anonymat, n’a toutefois pas souhaité s’exprimer sur des informations ayant largement circulé dans la presse américaine, dimanche.

Or, la Chine doit se garder d’emprunter cette avenue, au risque de dégrader sérieusement ses relations commerciales avec les pays occidentaux, estiment deux experts québécois consultés par La Presse. Et ces relations sont cruciales pour la Chine.

Professeur de science politique à l’Université Laval et spécialiste des négociations internationales, Érick Duchesne croit en fait que la Chine est en bonne position pour se placer comme médiatrice dans le conflit.

« Je pense que si le président Xi Jinping envoie des armes à la Russie, on va devoir questionner son équilibre mental, dit M. Duchesne [aucun lien avec l’auteur de ce texte]. Ça ne va pas du tout dans l’intérêt de la Chine. »

Son raisonnement s’appuie sur trois grands principes chers au gouvernement chinois : entretenir des liens économiques forts avec le reste de la planète, une quête à moyen ou long terme de parité géostratégique avec l’Amérique et le devoir de non-ingérence dans les affaires étatiques.

« Bien sûr, la Chine entretient une ambiguïté stratégique », dit-il en donnant l’exemple de l’accueil chaleureux réservé par Xi Jinping à Vladimir Poutine lors des Jeux olympiques d’hiver ou l’abstention de la Chine lors d’un vote à l’ONU condamnant l’invasion de l’Ukraine.

Selon l’évolution sur le terrain, je crois que la Chine va proposer ses services comme médiateur. Ses représentants vont se définir comme non belliqueux. La Chine est pratiquement la seule qui peut faire entendre raison à Poutine et négocier un accord de paix sérieux.

Érick Duchesne, professeur de science politique à l’Université Laval

Érick Duchesne estime par ailleurs que les principaux intérêts chinois ne sont pas en Russie. « Oui, la Russie est pour la Chine un partenaire commercial et stratégique important. Mais, d’un point de vue économique, les liens de la Chine avec le reste du monde sont beaucoup plus importants », observe-t-il.

Lisez un texte d’Érick Duchesne sur le rôle de médiateur que pourrait se donner la Chine

L’exemple du soya

Serge Granger, professeur titulaire à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke, va dans le même sens.

D’abord, note-t-il, « ça fait déjà quelques semaines » que cette histoire autour d’une aide accrue demandée par la Russie « apparaît dans les médias chinois », remarque-t-il avant de préciser que la Chine est « beaucoup plus dépendante des importations » que la Russie.

« En ce sens, une implication dans la guerre pour la Chine serait dévastatrice pour ses importations, surtout agroalimentaires et en hydrocarbures. Cela mettrait en péril la stabilité économique de la Chine. »

La Chine ou tout autre pays qui s’alignerait avec la Russie dans le conflit s’expose en effet à des sanctions économiques des États-Unis et de ses partenaires.

D’ailleurs, dimanche sur CNN, Jake Sullivan a commenté cette histoire de rapprochements en déclarant : « Nous avons fait savoir à Pékin que nous ne resterons pas passifs et ne laisserons aucun pays compenser les pertes de la Russie dues aux sanctions économiques. »

Serge Granger aime bien prendre l’exemple du commerce du soya (transformé en tofu), une légumineuse au cœur des besoins agroalimentaires de la Chine.

« Selon les statistiques de 2019, la Chine importait du soya de la Russie pour une somme de 142 millions de dollars alors qu’elle importait du soya américain pour une valeur de 7,9 milliards. »

Et les armes, là-dedans ? Serge Granger estime que, oui, il est possible pour la Chine de vendre des tanks ou des munitions à la Russie, mais que les technologies russes sont souvent plus avancées, notamment en matière d’aviation.

Avec l’Agence France-Presse

En savoir plus
  • Des échanges de 105 milliards
    En 2019, la Russie a exporté des biens d’une valeur de 58,1 milliards vers la Chine, dont 37 milliards en pétrole brut ou raffiné. La même année, les exportations chinoises en Russie atteignaient 47,1 milliards en biens divers (équipements de télécommunications, ordinateurs, pièces automobiles).
    SOURCE : OBSERVATORY OF ECONOMIC COMPLEXITY