(Cracovie, Pologne) Au deuxième étage de la galerie d’art Dom Rzemiosła, près de la vieille ville de Cracovie, Damir court d’un bout à l’autre de la pièce. Il rit aux éclats. Oksana Lyshnikova surveille du regard son bambin de 1 an et 7 mois. Arrivée en matinée de Kiev, elle dit tout son espoir de voir l’Ukraine remporter la guerre. Et son souhait – qui sait – de rentrer un jour chez elle. Puis, elle flanche.

« Jamais je n’aurais cru qu’une telle guerre était possible au XXIe siècle. Qu’elle éclate à la maison, chez moi », lance-t-elle. Ses épaules se mettent à trembler, et ses larmes, à couler. Elle les sèche à l’aide d’un mouchoir. Son regard se redirige vers son garçonnet, qui ne comprend pas ce qu’il fait dans une galerie artistique devenue temporairement un centre de tri pour réfugiés.

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Les bénévoles s’activent au stade Henryka-Reymana, à Cracovie

« Le seul côté positif, c’est que tout le monde est tellement généreux ici », assure-t-elle.

À beaucoup d’endroits dans la ville polonaise, depuis quatre jours, on s’active pour se préparer adéquatement à l’arrivée des Ukrainiens qui fuient la guerre – surtout des femmes et des enfants, les hommes de 16 à 60 ans ayant été sommés de prendre les armes afin de défendre le pays contre l’attaque de la Russie.

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Collecte de dons au stade Henryka-Reymana, à Cracovie

C’est le véritable branle-bas de combat à l’ombre du stade municipal Henryka-Reymana, dimanche. Il fait un temps gris et froid – mais rien pour arrêter des gens d’y affluer, les bras chargés de sacs remplis de vêtements, d’objets et de denrées. À l’entrée, des voitures font la queue en attendant qu’un bénévole leur spécifie où aller vider leur cargaison.

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Andrzej Kulig, adjoint au maire de Cracovie

« Il y a eu un appel à la solidarité des autorités de l’Ukraine, et les habitants de Cracovie ont répondu en très grand nombre », dit Andrzej Kulig, adjoint au maire de la deuxième ville polonaise en importance. « On s’attend à ce qu’environ 17 000 Ukrainiens élisent domicile à Cracovie après avoir demandé l’asile », évalue-t-il.

Aide difficile à acheminer

En l’espace de quatre jours, 200 000 Ukrainiens sont entrés en Pologne, selon ce qu’a rapporté la Polish Press Agency, dimanche. Mais il y a plus de 44 millions d’habitants en Ukraine, aussi les dons que s’affairent inlassablement à trier de 300 à 500 bénévoles au stade sportif sont-ils surtout expédiés vers l’Ukraine.

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Piotr Ziętara

L’opération n’est pas simple, témoigne Piotr Ziętara, PDG de Krakow Water.

« Hier, on a voulu envoyer un premier chargement de 40 tonnes d’eau de Cracovie à Lviv. Cela n’a pas été possible, alors nous l’avons entreposé à Przemyśl [ville frontalière polonaise] », relate l’homme d’affaires, vêtu d’un chandail jaune et d’un manteau bleu, couleurs du drapeau de l’Ukraine.

On en aperçoit dans les fenêtres de quelques appartements en sillonnant les rues de la ville. Il flotte aussi sur la marquise défraîchie de la mission slave de la ville. C’est là que nous emmène Alina Kaminska, conseillère municipale à Cracovie, une véritable dynamo. « Vous pouvez entrer, allez-y, entrez », assure-t-elle.

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Des bénévoles trient des dons à la mission slave de Cracovie

Difficile de s’y frayer un chemin : l’étroit local déborde de dons matériels. En compagnie de quelques amis, Andrew Shutovskyi s’échine à transporter sacs et boîtes pour remplir la soute d’un autobus dont le conducteur conduit pratiquement jour et nuit depuis que Vladimir Poutine a ordonné l’invasion de l’Ukraine.

« Ma famille est encore là, à Kiev. J’ai aussi des amis là-bas. Ils doivent constamment se réfugier dans le sous-sol de leur immeuble de logements quand les sirènes retentissent », raconte le jeune homme de 30 ans, natif de l’Ukraine. En 2014, quand il a vu la situation se dégrader dans le Donbass, il a choisi de ne pas rentrer chez lui.

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Des bénévoles de la mission slave remplissent un autobus de dons pour les réfugiés ukrainiens

« Nous étions épuisés »

Dans l’arrière-boutique des locaux surchauffés de la mission slave, et au premier étage, des lits superposés ont été installés pour accueillir des réfugiés ukrainiens. Des enfants, dont Sasha, s’y trouvaient, dimanche après-midi. Son père est venu l’y déposer dans la nuit, avec son grand frère, sa mère, Olena, et sa grand-mère Nadia.

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Les fils d’Olena, dans un dortoir aménagé dans les locaux de la mission slave

« Nous étions épuisés. Les sirènes de raid aérien retentissaient plusieurs fois par jour, et la nuit aussi, parce que nous habitons près d’installations pétrolières », lance la doyenne de la famille. « Quand nous avons vu que c’était le genre d’installation que Poutine allait prendre pour cible, nous avons décidé de partir », ajoute-t-elle.

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Olena et sa mère Nadia (à gauche)

De l’autre côté de la rue, le pasteur d’une église polonaise protestante souhaite à voix haute, devant ses ouailles, que Dieu pardonne les autorités russes pour ce qu’elles ont fait.

Craintes d’un débordement en Pologne

En Pologne, certains craignent que le conflit déborde les frontières de l’Ukraine. Après tout, sur la liste des problèmes de l’homme fort du Kremlin figure l’expansion de l’OTAN à des pays comme la Roumanie et la Pologne, qui abritent des bases de l’alliance politique et militaire.

« Même si je n’aime pas beaucoup la comparaison, j’ai vraiment peur qu’on assiste à la répétition d’un scénario que Hitler a mis en œuvre », souffle Andrzej Kulig, adjoint du maire de Cracovie. À son côté, Robert Piaskowski, responsable de la culture à la mairie de Cracovie, nourrit les mêmes inquiétudes, pour les mêmes motifs.

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Robert Piaskowski, responsable de la culture à la mairie de Cracovie

« Ça ressemble à la situation de 1939 […]. C’est la même barbarie. Bien sûr, nous faisons partie de l’Europe, nous avons beaucoup plus de sécurité, mais quand même, il y a de la peur. Je pense que Poutine ne s’arrêtera pas », argue, dans un excellent français, celui qui craint aussi pour les sites inscrits au patrimoine mondial de l’UNESCO, comme la ville de Lviv, dans l’ouest de l’Ukraine, où des sirènes de raid aérien ont commencé à se faire entendre.

En homme de culture, il tient à souligner le fait que le milieu prête main-forte.

Comme l’a fait la galerie Dom Rzemiosła, où Oksana Lyshnikova et le petit Damir ont trouvé refuge. « Je n’ai jamais vu une mobilisation de cette ampleur », constate Karol Wilczynski, de l’organisme humanitaire Salam Lab. « Nous avons constitué une base de données des logements dont les propriétaires sont prêts à recevoir des réfugiés. Il y en a plus de 2000 jusqu’à présent », indique le travailleur communautaire.

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La galerie d’art Dom Rzemiosła s’est transformée en centre où on coordonne la distribution de dons et l’hébergement des réfugiés.

Traitement migratoire différent

Karol Wilczynski ne peut néanmoins s’empêcher de déplorer la différence entre cette crise migratoire et celle qui a éclaté il y a quelques mois à peine, alors que les gardes-frontières polonais ont verrouillé à double tour la porte à des migrants venus de pays comme l’Afghanistan ou l’Irak qui tentaient d’entrer à partir de la Biélorussie.

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Karol Wilczynski

« C’est une politique raciste. On accepte des réfugiés blancs de l’Ukraine, mais pas des réfugiés du Moyen-Orient. L’approche des autorités et de la population est différente », déplore M. Wilczynski.

Le gouvernement polonais a été critiqué pour sa gestion de l’enjeu, et celui-ci a divisé la population. Comme l’ont fait d’autres crises auparavant, entre autres le dossier de l’avortement ou encore l’adoption d’une loi controversée sur les médias.

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Alina Kaminska, conseillère municipale de Cracovie

La revoici qui semble se ressouder, croit la conseillère municipale Alina Kaminska, dont le téléphone n’a pas cessé de sonner, dimanche. « On ne les sent plus, les divisions, en ce moment, car c’est le moment de se serrer les coudes », affirme l’élue, qui est aussi actrice… mais principalement gestionnaire de crise migratoire, ces jours-ci.