Il y avait quelque chose de réjouissant, cette semaine, à voir les terrasses de Paris enfin rouvertes. Malgré les masques et la distance obligée, les Parisiens semblaient soulagés de retrouver cet espace de vie après deux mois et demi de confinement. Auteure du livre Une vie de zinc, Josette Halegoi explique comment la fermeture des bars et des bistrots a été, pour les Français, l’un des aspects les plus difficiles du confinement.

La Presse : Ne plus avoir de bars, de cafés, de bistrots pendant près de trois mois, ça veut dire quoi pour les Français ?

Josette Halegoi : Dans chaque crise, il y a des symboles qui émergent. Je crois que la fermeture des bars a peut-être été l’un des grands symboles du confinement, parce que ça a accentué la dimension de la quarantaine. Ça a mis véritablement en évidence qu’on était en distanciation sociale, encore plus qu’en distanciation physique. C’est une grosse barrière parce qu’en France, le bar est un peu au centre de la vie.

La Presse : C’est-à-dire ?

Josette Halegoi : Le bar est un milieu neutre entre chez soi et l’extérieur. C’est un lieu médiateur qui ouvre un espace dans la relation entre soi et les autres. Il a une fonction de refuge. Il trompe la solitude. L’isolement. C’est aussi une sorte de maison bis, notamment à Paris, où les appartements sont souvent trop petits pour recevoir chez soi.

PHOTO LUDOVIC MARIN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Malgré les masques et la distance obligée, les Parisiens semblaient soulagés de retrouver les bistrots après deux mois et demi de confinement.

La Presse : C’est aussi un phénomène culturel, non ?

Josette Halegoi : Le bar, le bistrot, la guinguette, tout cela fait partie de l’imaginaire en France. On a une mémoire des bars qui est très importante. Il y a une histoire des bars qui est dans notre culture. J’ai l’impression que notre inconscient collectif a été beaucoup alimenté en France à travers le cinéma, les bars d’artistes, les guinguettes, les auberges, les Trois Mousquetaires… Il ne faut pas oublier qu’on a eu, à un moment, 60 000 bistrots en France.

La Presse :  Et aujourd’hui ?

Josette Halegoi : Avant le confinement, il y en avait à peu près 30 000. Mais une enquête des syndicats des hôtels, cafés et restaurants indique que 17 % des établissements ne vont pas pouvoir rouvrir. C’est quand même énorme. Ça va faire un sacré vide.

La Presse : La réouverture des bistrots, c’est donc un soulagement pour la population ?

Josette Halegoi : Les bars, c’est le premier pas vers le retour au plaisir d’être ensemble. C’est la sensation de retrouver la liberté. Retrouver l’autre, c’est fondamental. C’est une manière de retrouver la société. Même si la « distanciation » physique reste, quoique… Je mets le mot entre guillemets !

La Presse : Pourquoi ?

Josette Halegoi : Je peux vous dire que les distances de sécurité sur les terrasses à Paris, je ne les vois pas beaucoup depuis mardi. Les gens sont debout, collés les uns aux autres. J’ai l’impression que ce ne sera pas possible. On ne va pas mettre un policier devant chaque bar pour faire respecter les mesures de sécurité. Je pense que cette phase va durer un ou deux mois, mais après, je ne suis pas certaine…

StopCovid : échec annoncé ?

Il l’attendait avec impatience. Il s’est empressé de la télécharger dès qu’elle a été disponible. Sans se poser de questions.

Comme 600 000 autres Français, Thaï Huyhn s’est procuré mardi l’application de traçage de contacts StopCovid, destinée à freiner une possible nouvelle vague de coronavirus en France, où l’épidémie a fait près de 30 000 morts.

PHOTO STEPHANE MAHE, ARCHIVES REUTERS

L’application StopCovid est destinée à freiner une possible nouvelle vague de coronavirus en France, où l’épidémie a fait près de 30 000 morts.

Thaï sait que cet outil, validé par l’État dans un contexte particulier, est perçu par plusieurs comme un premier pas vers une société de surveillance. Mais ça ne l’a pas empêché de l’activer dans son téléphone. Pour lui, il s’agit avant tout d’une responsabilité citoyenne.

« Je ne suis pas un de ces Gaulois réfractaires, dit-il. Tous les arguments sur la liberté, sur l’espionnage, ça me paraît complètement déplacé par rapport au truc. Je n’ai rien à cacher et je vois avant tout l’aspect sanitaire. De toute façon, à partir du moment où j’utilise une carte de crédit pour payer l’épicerie, où est le problème ? On connaît déjà tous mes déplacements. »

Comment fonctionne StopCovid ? Le principe est assez simple. Si deux personnes qui ont activé l’application sur leur téléphone se croisent à moins d’un mètre et pendant plus de 15 minutes, leur appareil enregistre le contact avec la technologie Bluetooth. Si l’une de ces personnes est infectée dans les deux semaines suivantes, il le signale sur l’appli et tous ses « contacts » sont prévenus. À chacun, ensuite, de prendre les mesures qui s’imposent.

Bien joli sur papier. Mais on se demande sérieusement si StopCovid peut vraiment marcher en France. Beaucoup estiment que l’application arrive trop tard, alors que l’épidémie semble désormais maîtrisée au pays. Il faudrait, en outre, que 60 % de la population se la procure pour que le système soit vraiment efficace, or, 20 % des Français ne possèdent pas de téléphone intelligent et seulement 45 % se disent prêts à télécharger StopCovid, selon un sondage paru fin mai.

Ne pas sous-estimer, non plus, la proverbiale défiance des Français à l’égard de leur gouvernement. Défiance décuplée depuis l’arrivée de Macron au pouvoir, et accentuée par sa gestion critiquée de la crise sanitaire.

Les autorités ont pourtant mis les bouchées triples pour rassurer la population. Le téléchargement de l’application est volontaire et se fait avec pseudonymes. Après deux semaines, les données « s’effacent ». Contrairement à celles qui sont utilisées Taiwan et en Corée du Sud, l’application fonctionne par Bluetooth et non par géolocalisation, ce qui la rend moins intrusive.

Mais cela ne suffit visiblement pas à convaincre. La plupart des Français interrogés par La Presse disent « ne pas faire confiance » à un tel système en raison de ses dérives potentielles et préfèrent de loin s’en passer. « Effacement des données ? Mon œil », résume Valérie, une de nos connaissances.

C’est aussi ce que craint Stéphanie Lacour, chercheuse au CNRS. Si elle ne met pas en doute la bonne foi du gouvernement, cette experte en sécurité informatique parle d’un « dangereux précédent » pour les libertés individuelles.

« On ne peut pas en même temps parler de traçage des contacts et d’anonymat. Traçage et anonyme, les termes sont par principe irréconciliables. D’ailleurs, ces données peuvent être réidentifiantes à plein de moments. Les bases de données sont chiffrées, mais les clés pour déchiffrer existent… »

Selon Mme Lacour, les personnes qui téléchargeront StopCovid prennent des « risques importants ». Elle craint que les informations recueillies ne soient ensuite reversées « de manière pérenne » dans des banques de données à des fins d’analyse scientifique et épidémiologique.

Certes, StopCovid ne semble pas vouée à connaître un gros succès. Mais le simple fait que l’application ait été « déployée dans des textes juridiques et dans les plateformes de téléchargement » est pour Mme Lacour un risque qui « dépasse largement les bénéfices qu’on peut en espérer. En soi, je trouve ça inquiétant ».

D’autres pays d’Europe font aussi le pari de l’application de traçage, avec plus ou moins de succès. En Italie, 500 000 personnes ont téléchargé une « appli » test qui sera disponible lundi. En Autriche, à peine 6 % de la population l’aurait téléchargée, contre 35 % en Islande, pour une efficacité apparemment relative. La Belgique, elle, a carrément décidé de passer son tour, mais dit « reconsidérer la question », selon un épidémiologiste à qui nous avons parlé.

Au Canada, le gouvernement prévoit « recommander » un outil de traçage similaire. Plusieurs applications seraient à l’étude. Selon Stéphane Laroche, expert en sciences géomatiques à l’Université Laval, on ne sait toujours pas si les provinces « suivront la même voie » qu’Ottawa. Une application de traçage baptisée COVI a notamment été conçue au Québec par MILA, l’institut québécois d’intelligence artificielle, et doit être prête à la mi-juin.

À suivre.