Sur un mur, une caricature de Barack Obama, coiffé d'un fez, ancien symbole de l'Empire ottoman. Juste en face, un grand tableau rendant hommage aux disparus du magazine Charlie Hebdo.

Au-dessus d'un sofa, une souris se faisant écraser par le cheval de Troie du capitalisme à l'américaine. Couvert de bandes dessinées et de caricatures politiques du plancher au plafond, le repaire du magazine satirique turc Leman déborde habituellement aussi d'êtres humains. Habituellement, mais pas ces jours-ci.

Dessinateurs, employés de la rédaction et clients du célèbre café du magazine ont déserté la ruche. Le directeur de la publication, Zafer Aknar, a recommandé à la grande équipe de plus de 300 personnes qui alimente le magazine hebdomadaire de travailler de la maison. « Nos vies sont en danger, dit-il d'entrée de jeu. On ne peut plus faire les choses de la manière habituelle. Le stress est tel que certains de nos collaborateurs ont dû être hospitalisés. »

UNE NUIT D'ÉPOUVANTE

Dans la nuit du 19 juillet dernier, M. Aknar et ses collègues ont eu une bonne frousse quand une foule déchaînée est apparue devant les portes du magazine. L'équipe de rédaction venait tout juste de finir l'impression de la première édition publiée après la tentative de coup d'État du 15 juillet. « Comme d'habitude, on avait mis en ligne la une du magazine et on s'apprêtait à aller distribuer les 50 000 exemplaires à travers la ville », raconte le directeur.

La caricature en première page dépeignait un immense jeu de poker entre le président turc Recep Tayyip Erdogan et le prédicateur musulman Fethullah Gülen, accusé par le gouvernement d'avoir fomenté le coup raté. Les jetons de Gülen étaient les soldats ; ceux d'Erdogan, des civils appelés à résister au coup au péril de leur vie.

Outrés par la caricature, les réseaux sociaux pro-Erdogan ont appelé la population à s'en prendre aux « partisans du coup d'État » qui se cachent au magazine Leman. « Ils ont mis l'adresse de notre quartier général en ligne. Les gens ont commencé à débarquer. Nous avons vite appelé la police », raconte Zafer Aknar.

Heureusement, dit-il, les forces de l'ordre sont arrivées à temps. Pour calmer la foule, les policiers ont confisqué les 50 000 exemplaires du magazine. M. Aknar n'a plus qu'une photo de la couverture sur son téléphone.

UNE ESCALADE DES MENACES

Journaliste de gauche depuis plus de 30 ans, ancien reporter de guerre et grand timonier du magazine Leman depuis plus d'une décennie, Zafer Aknar en a vu d'autres. Son magazine a été poursuivi plus d'une fois par le gouvernement et des numéros, jugés trop critiques à l'endroit des autorités, ont été saisis par la justice dans le passé. 

« Avant, nous pouvions aller en cour pour nous défendre. Maintenant, nous sommes attaqués moins souvent devant la justice, mais les attaques dans les médias sociaux et les menaces d'attaques physiques se multiplient », dit Zafer Aknar, directeur du magazine satirique turc Leman.

Depuis l'attentat terroriste qui a fait 12 morts en janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo, un magazine que Leman a appuyé très ouvertement, les menaces de mort ont commencé à fuser envers les artisans du magazine turc. Le quartier général au centre d'Istanbul a été la cible d'un incendie criminel. « Nous sommes ciblés par le gouvernement, mais aussi par ses partisans fiers-à-bras », souligne Zafer Aknar.

UN PHÉNOMÈNE INQUIÉTANT

Journaliste renommée du réseau CNN Türk, Göksen Göksu a été victime du même phénomène dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Alors qu'elle tentait de couvrir la tentative de coup qui était en cours, son caméraman et elle ont été attaqués par une foule en colère. « Ils disaient : "Ce qui nous arrive, c'est la faute de médias", se souvient la journaliste. On ne sait pas qui nous a sortis de là. Probablement un policier en civil. Notre caméra était en morceaux. »

Bloquée entre les putschistes et des foules hostiles, elle se demandait bien si elle allait survivre à cette nuit d'horreur. Mais par magie, quand la chaîne pour laquelle elle travaille a diffusé le message du président Erdogan à la population turque au beau milieu de la tentative de coup d'État, la tension est retombée pour la reporter et le preneur d'images.

Göksen Göksu est convaincue d'avoir échappé au pire. « Notre pays sort d'un événement gigantesque. Nous ne serions peut-être pas ici à avoir cette conversation si le coup avait réussi. Je crois que nous aurions eu une guerre civile », dit la vedette de l'information continue.

L'échec du coup n'a cependant pas tout réglé. 

« La vie des journalistes en Turquie était déjà compliquée avant le coup. Elle l'est encore plus depuis l'établissement de l'état d'urgence », dit Göksen Göksu, journaliste du réseau CNN Türk.

Depuis 2011, le gouvernement turc a été dénoncé à répétition sur la scène internationale pour la répression des médias d'opposition. Des journalistes d'enquête indépendants, accusés d'avoir comploté contre le gouvernement, ont passé plus d'un an derrière les barreaux avant d'être libérés en 2013.

« Pendant les manifestations du parc Gezi en 2013, plus de 150 journalistes qui couvraient les événements ont été blessés par les forces de l'ordre. Et personne n'a été puni pour ces actes », dit Johann Bihr, responsable de l'Europe de l'Est et de l'Asie centrale à Reporters sans frontières.

Depuis le putsch raté, la répression est passée à une vitesse supérieure. En tout, 131 médias ont été fermés par les autorités, 89 journalistes font l'objet d'un mandat d'arrêt et 42 journalistes sont allés rejoindre leurs 30 collègues déjà derrière les barreaux avant le 15 juillet.

« Du coup, la Turquie a réussi l'exploit de redevenir la plus grande prison pour les journalistes dans le monde, devant la Chine et l'Iran », ajoute Johann Bihr.

Au cours des derniers jours, des journalistes ont aussi eu la surprise de voir leur passeport révoqué ou confisqué par les autorités. « On n'a jamais vu ça avant, dénonce M. Bihr. Ce qui est inquiétant, c'est que c'est arbitraire et qu'il y a une absence totale d'explications. »

PAS SORTIS DU BOIS

Au magazine Leman, Zafer Aknar croit que les purges ne font que commencer. « Le gars du Palais va allonger la liste et on ne sait pas où il va s'arrêter », raille-t-il. Le « gars du Palais », c'est Erdogan. Depuis qu'il est devenu président en 2014, ce dernier vit dans un palais de plus de 1000 pièces, objet de toutes les railleries de l'opposition.

En continuant à se moquer du président, Zafer Aknar veut envoyer un message à Ankara. Malgré les risques d'arrestation et les attaques coordonnées par des civils favorables au gouvernement, le magazine satirique ne se taira pas. Il continuera de tailler son crayon pour dénoncer la dérive autoritaire du gouvernement et pour soutenir la liberté d'expression de tous, même des journalistes qui sont accusés d'être liés au mouvement de Fethullah Gülen, suspect numéro 1 du coup raté. Et ce, même si M. Aknar ne porte pas dans son coeur ce mouvement islamique et ses partisans. « Reste que ce sont des journalistes et que la liberté de presse doit être défendue ! Si on commence à se lancer des noms, un tel est guléniste, tel autre est socialiste, communiste ou libéral, ça va très, très mal se terminer. »