Les États-Unis feront une grave erreur s’ils sanctionnent des représentants de la Cour pénale internationale (CPI) en réaction à la volonté du procureur de l’institution de faire arrêter de hauts responsables israéliens en lien avec la guerre à Gaza, préviennent des experts interrogés par La Presse.

« Ce serait horrible pour la crédibilité américaine et pour le monde », a prévenu mercredi Sarah Yager, qui dirige le bureau de Human Rights Watch à Washington.

Fannie Lafontaine, une spécialiste de droit pénal international rattachée à l’Université Laval, souligne dans la même veine que l’initiative serait « un affront » contraire à « tout ce que les États-Unis soutiennent publiquement en termes de droit international ».

On ne sanctionne pas les employés d’organisations internationales qui font leur travail peu importe la situation dans laquelle on se trouve.

Fannie Lafontaine, spécialiste de droit pénal international

Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a indiqué mardi qu’il était disposé à « travailler » avec les élus républicains au Congrès après que le sénateur Lindsey Graham lui eut demandé s’il soutiendrait un effort bipartisan pour « sanctionner la CPI » en réaction à « l’outrage fait à Israël ».

L’échange est survenu à la suite de l’annonce du procureur de la CPI, Karim Khan, qui demande à l’institution d’autoriser l’émission de mandats d’arrêt contre le premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et le ministre de la Défense, Yoav Gallant, pour des « crimes de guerre » allégués dans la bande de Gaza.

Trois dirigeants du Hamas sont ciblés dans une procédure distincte pour l’assaut survenu sur le sol israélien le 7 octobre qui a précipité l’offensive.

Le premier ministre Benyamin Nétanyahou, qui défend la légalité de l’action militaire israélienne, a fustigé l’initiative du procureur de la CPI en évoquant un acte « antisémite ».

Il a reçu le soutien des États-Unis, qui reprochent à M. Khan d’avoir voulu créer une équivalence « honteuse » entre l’action de l’armée israélienne et celle du Hamas, une « organisation terroriste brutale ayant perpétré le pire massacre de Juifs depuis l’Holocauste ».

Non-membre

Les États-Unis et Israël ne sont pas membres de la CPI et ne reconnaissent pas sa juridiction sur Gaza et la Cisjordanie. La Chambre préliminaire du tribunal a cependant conclu en 2021 que sa compétence territoriale s’étendait aux territoires palestiniens.

L’administration américaine « peut dénoncer aussi vigoureusement qu’elle le veut » les initiatives émanant de la CPI, mais ne devrait jamais envisager de prendre pour cible des représentants de l’institution en réaction à une décision qui lui déplaît, y compris lorsqu’un pays allié est visé, estime Mme Yager.

L’administration de l’ex-président Donald Trump avait adopté de telles sanctions en 2020 pour protester contre la volonté de l’ancienne procureure de la CPI, Fatou Bensouda, d’enquêter sur la possibilité que des soldats américains aient perpétré des crimes de guerre en Afghanistan.

Graeme Smith, un analyste de l’International Crisis Group qui a longtemps travaillé dans le pays, note que la CPI a fini par abandonner ses travaux sur les actions des troupes étrangères déployées sur place après les attentats du 11 septembre 2001 afin de se concentrer sur celles des talibans.

L’administration de Joe Biden a annoncé en 2021 qu’elle retirait les sanctions en question en faisant valoir que ses préoccupations envers la CPI seraient traitées plus efficacement par la voie de discussions.

Les États-Unis avaient perdu beaucoup de soutien, de respect et de crédibilité avec ces sanctions, notamment auprès de pays alliés.

Sarah Yager, directrice du bureau de Human Rights Watch à Washington

Elle affirme que l’administration américaine actuelle viole ses obligations légales en refusant de statuer, comme le fait Human Rights Watch, qu’Israël a violé le droit international dans le cadre de ses opérations à Gaza.

« Importante déconnexion »

Dans un rapport dévoilé récemment, le département d’État a indiqué qu’il était « raisonnable » de conclure que de telles violations avaient eu lieu sans tirer de conclusions définitives.

Le gouvernement israélien maintient que les actions militaires menées à Gaza, où plus de 35 000 Palestiniens ont été tués selon un décompte avancé par le Hamas, sont conformes au droit international et visent à minimiser le nombre de victimes civiles.

David Kaye, un professeur de droit rattaché à l’Université de Californie à Irvine, pense qu’il y a une « importante déconnexion » entre la réaction de Washington face à la mise en cause de dirigeants israéliens par la CPI et celle qui a suivi l’émission d’un mandat d’arrêt ciblant le président russe Vladimir Poutine pour ses actions en Ukraine.

Si des sanctions sont appliquées contre la CPI en réaction à la récente annonce de Karim Khan, l’administration va alimenter les critiques voulant que les États-Unis évoquent le droit international et la notion d’imputabilité en fonction de leurs intérêts politiques, prévient l’analyste.

Mme Lafontaine estime que le « double discours » de l’administration américaine sur ce plan est « très évident » cette semaine.

Le Canada, qui a critiqué la mise en cause de dirigeants israéliens tout en soulignant sa volonté de respecter l’indépendance de la CPI, devrait « dénoncer toute tentative d’entrave » américaine susceptible de perturber le travail de l’institution, note la professeure.