Le juge de la Cour suprême des États-Unis Clarence Thomas suscite à nouveau une forte attention médiatique à la suite de la publication d’un reportage de ProPublica voulant qu’il ait participé au moins deux fois à des rencontres de donateurs orchestrées par les milliardaires libertariens Charles et David Koch.

Or, selon ProPublica, cette activité non déclarée pourrait non seulement être en violation de lois fédérales, mais risque d’avoir des répercussions, dans l’avenir, sur des enjeux de première importance portés à l’attention de la Cour suprême, où il siège.

« Cela place [le juge] Thomas dans la position extraordinaire d’avoir servi de collecteur de fonds pour un réseau qui a porté des affaires devant la Cour suprême, dont l’une des plus surveillées de la législature à venir », indique-t-on.

La cause en question est celle de l’arrêt Chevron (Chevron c. NRDC), décision rendue en 1984 et dont l’importance est comparable à celle de Roe c. Wade sur l’avortement.

En résumé, cette cause indique que les tribunaux doivent être très prudents avant de remettre en question les décisions des agences gouvernementales. Aux États-Unis, une fois les lois promulguées, les agences veillent à définir les règles de mise en œuvre.

C’est une poursuite de Chevron contre le Natural Ressources Defense Council (NRDC) sur des questions de protection de l’environnement qui était à l’origine de cette décision.

La décision a depuis été plusieurs fois contestée en Cour suprême. Une décision rendue en 2005 avait élargi les pouvoirs des agences et c’est le juge Thomas qui avait signé l’opinion de la majorité. Depuis, il a fait un virage à 180 degrés dans ce domaine.

Or, l’arrêt Chevron sera de nouveau devant la Cour suprême en 2024. Le tribunal a accepté d’entendre la cause Loper Bright Enterprises c. Raimondo, où des avocats du réseau Koch siègent avec les plaignants et veulent faire la démonstration que c’est le Congrès et non les agences administratives qui font les lois.

Mais à quel titre ?

Selon Stéphane Beaulac, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Montréal et spécialiste en droit international et en droit constitutionnel, il faudra voir à quel titre les avocats du réseau Koch interviendront.

PHOTO SCOTT EELLS, ARCHIVES BLOOMBERG

Le milliardaire David Koch, en 2012

« Est-ce que ces avocats constituent une partie dans ce litige avec des intérêts très clairs à gagner ou à perdre par rapport à un montant en dommages et intérêts ? Ou bien est-ce qu’ils ne veulent pas plutôt faire ce qu’on appelle une intervention ? Quand une cause atteint la plus haute instance du pays, la cour, dans le but d’avoir le plus d’information possible pour rendre la décision la plus équitable, permet à des groupes d’intervenir. C’est aussi permis au Canada. »

Lui-même avait demandé une intervention dans la cause impliquant Alexandre Bissonnette, le tueur de la grande mosquée de Québec, portée devant la Cour suprême, qui avait statué que les peines de prison consécutives sont inconstitutionnelles.

« Donc, si ces avocats sont autorisés à intervenir [sans être partie prenante], ça relativise grandement ce que l’on reproche au juge », indique-t-il.

Par contre, indique M. Beaulac, cela n’excuse pas le fait que le juge Thomas collectionne les situations hautement discutables. Rappelons qu’une autre enquête journalistique avait rendu publique sa longue amitié avec le magnat de l’immobilier Harlan Crow, qui a payé les études universitaires de son fils et racheté une maison appartenant à sa mère.

De toute évidence, cet homme-là n’a pas dû avoir un A+ dans son cours de droit et éthique quand il était sur les bancs d’école. S’il a compris les principes, il ne les applique pas.

Stéphane Beaulac, professeur titulaire à la faculté de droit de l’Université de Montréal

Dans une perspective plus large, M. Beaulac rappelle aussi que les juges de la Cour suprême des États-Unis n’ont de comptes à rendre à personne. « C’est bien connu et c’est très malheureux, les juges de la Cour suprême des États-Unis ne sont pas soumis à un code de conduite. C’est aberrant », dit-il.

Ailleurs dans le monde, dont au Canada, les juges du plus haut tribunal du pays sont soumis à des règles. Et les juges des tribunaux fédéraux américains le sont aussi. D’ailleurs, lorsque ProPublica a soumis l’histoire du juge Thomas à un ancien juge fédéral, ce dernier a répliqué : « Moi, j’aurais reçu du courrier enclenchant une procédure disciplinaire. »

La dernière présence de Clarence Thomas à une conférence du réseau Koch, à Palm Springs en Californie, remonte au 25 janvier 2018. Le juge n’a jamais rapporté ce vol sur sa liste annuelle d’intérêts, ce qui pourrait constituer une violation des lois fédérales obligeant les juges à rapporter les cadeaux reçus, dit ProPublica. Mais, ajoute la publication, on ne sait pas qui a payé le voyage.

Des porte-parole de la famille Koch ont indiqué que le juge Thomas n’était pas présent pour des activités de collecte de fonds et qu’il était dans son droit, comme d’autres juges avant lui, pour promouvoir un livre, de participer à la conversation nationale ou de prononcer un discours.