(Boston et New York) Un jeune militaire a été inculpé vendredi par la justice fédérale aux États-Unis, soupçonné d’être à l’origine de la fuite d’une série de documents confidentiels américains sur la guerre en Ukraine, qui met Washington dans l’embarras.

Jack Teixeira, 21 ans, a été présenté vendredi devant une cour fédérale de Boston, où il est apparu vêtu d’une combinaison beige de détenu.

Cette recrue de la Garde nationale aérienne a été inculpée pour « conservation et transmission non autorisées d’informations relatives à la défense nationale », et « retrait et conservation non autorisés de documents ou de matériel classifiés », selon un document judiciaire.

Des faits respectivement passibles de dix et cinq ans de prison. Le procureur général des États-Unis, Merrick Garland, a promis de requérir de « très lourdes peines ».

PHOTO SUSAN WALSH, ASSOCIATED PRESS

Le procureur général des États-Unis, Merrick Garland

Le jeune homme a été placé en détention provisoire dans l’attente d’une nouvelle audience prévue mercredi.

Au lendemain de son arrestation, tous les regards étaient braqués sur ce jeune militaire, qui aurait profité de sa position pour diffuser dans un groupe privé du réseau social Discord des documents confidentiels et névralgiques sur les opérations en Ukraine.

Depuis jeudi, les images aériennes de son arrestation à Dighton, petite ville rurale du Massachusetts, ou sa photo en uniforme, l’allure un peu frêle, tenant un téléphone portable devant lui, tournent en boucle.

PHOTO WBZ/CBS, FOURNIE PAR L’AGENCE FRANCE-PRESSE

Jack Teixeira lors de son arrestation

« Risque très grave »

L’affaire soulève aussi des questions sur de possibles failles de sécurité et la façon dont une jeune recrue a pu avoir accès à de tels documents.

Les documents confidentiels, dont certains ont ensuite circulé sur Twitter et Telegram, révèlent notamment les inquiétudes des services de renseignement américains quant à la viabilité d’une contre-offensive ukrainienne contre les forces russes.

Ils suggèrent aussi que Washington recueille des renseignements sur ses plus proches alliés, notamment Israël et la Corée du Sud.

Selon le Washington Post, ils indiquent en outre que les services de renseignement américains avaient connaissance du survol d’équipements sensibles par quatre ballons espions chinois de plus que celui qui avait été repéré en février et abattu par l’armée américaine.

L’un de ces ballons espions a notamment survolé un porte-avions américain en manœuvre avec son groupe aéroporté dans le Pacifique, selon le quotidien.

La Garde nationale a indiqué que Jack Teixeira s’était engagé en septembre 2019, travaillait comme spécialiste de l’informatique et des communications, et qu’il avait atteint le rang d’engagé première classe, le troisième au bas de la hiérarchie.

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Jack Teixeira disposait d’une habilitation de sécurité « top secret » depuis 2021, d’après une déclaration sous serment d’un agent du FBI à l’appui des poursuites judiciaires.

« Les personnes qui signent des engagements pour recevoir des documents classifiés reconnaissent l’importance pour la sécurité nationale de ne pas divulguer ces documents. Et nous avons l’intention d’envoyer un message [pour montrer] combien c’est important pour notre sécurité nationale », a déclaré Merrick Garland.

Le groupe de la plateforme Discord où les documents ont été diffusés, dans lequel Jack Teixeira jouait le rôle de meneur sous le pseudonyme « OG », avait été créé dès 2020 autour d’une passion mutuelle pour les armes à feu, le matériel militaire et la religion, d’après le New York Times et le Washington Post.

« OG » avait demandé aux autres membres du groupe de ne pas diffuser les documents, affirmant qu’il n’avait pas l’intention d’être un lanceur d’alerte, selon le Washington Post. Il se montrait critique envers l’État – dont il dénonçait « l’abus de pouvoir » –, les forces de l’ordre et la communauté du renseignement.

D’après la déclaration de l’agent du FBI, Jack Teixeira avait commencé en décembre dernier à publier des informations classifiées.

Dans un premier temps, des extraits de paragraphes de documents, puis des photographies des documents eux-mêmes.

Audit

Le président Joe Biden, en visite en Irlande, a indiqué à la presse avoir demandé au Pentagone de déterminer « pourquoi » le jeune militaire avait « eu accès à ces documents » et d’évaluer l’ampleur des fuites. « Je ne pense pas que cela va prendre très longtemps », a-t-il ajouté.

Le secrétaire de la Défense Lloyd Austin avait annoncé jeudi avoir ordonné un « audit des accès à notre renseignement ».

Ces dizaines de photos de documents confidentiels ont sans doute circulé depuis des semaines, sinon des mois, avant d’attirer l’attention de la presse.

Les autorités américaines n’ont toutefois pas publiquement confirmé l’authenticité de ces documents publiés en ligne, et elle n’a pas encore été vérifiée de manière indépendante.

Beaucoup de ces documents ne sont plus disponibles sur les sites où ils sont initialement apparus.

Fuites de secrets d’État américains : quelques précédents marquants

Des « Pentagon Papers » en 1971 à l’arrestation jeudi d’un jeune homme soupçonné d’être à l’origine de récentes fuites de documents du Pentagone, les États-Unis ont été à plusieurs reprises secoués par des révélations de documents confidentiels. Voici les cas les plus emblématiques.

Daniel Ellsberg et les « Pentagon Papers »

Daniel Ellsberg, ancien fonctionnaire américain, fait fuiter en 1971 des milliers de documents secrets du Pentagone, révélant que plusieurs gouvernements américains avaient menti sur la guerre du Viêtnam qu’ils ne pouvaient pas gagner.

Le New York Times a commencé à publier ces documents avant que l’administration du président Richard Nixon n’obtienne une injonction d’un tribunal fédéral pour l’en empêcher au motif de la sécurité nationale.

Le Washington Post prend le relais malgré les risques de représailles.

Cette affaire a été relatée dans plusieurs films hollywoodiens, notamment The Post (2017), de Steven Spielberg.

Daniel Ellsberg est poursuivi par l’administration Nixon, mais bénéficie finalement d’un non-lieu en raison de multiples irrégularités lors de l’enquête. Ce lanceur d’alerte aujourd’hui âgé de 92 ans a annoncé en mars 2023 qu’il lui restait « de trois à six mois à vivre » à cause d’un cancer.

Chelsea Manning, Julian Assange et WikiLeaks

L’Australien Julian Assange lance son site WikiLeaks en 2006, mais ce n’est qu’en 2010 qu’il devient la source d’une des premières fuites de l’ère numérique.

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Julian Assange, en 2016

Le 18 février 2010, WikiLeaks publie une note diplomatique de l’ambassade des États-Unis en Islande. C’est la première information que Chelsea Manning, qui travaillait alors pour le renseignement militaire en Irak et portait le prénom de Bradley, reconnaît avoir divulguée.

La jeune militaire transgenre a aussi admis « la transmission intentionnelle » d’une vidéo – car elle lui « faisait horreur » – montrant des civils tomber en juillet 2007 sous les tirs d’un hélicoptère de combat américain en Irak.

De novembre 2010 à septembre 2011, plus de 250 000 câbles du département d’État émanant d’ambassades et de consulats des États-Unis à l’étranger et datant de 1966 à 2010 sont partiellement publiés par cinq quotidiens internationaux : Le Monde, The New York Times, The Guardian, Der Spiegel, El País.

Plus de 90 000 documents relatifs à la guerre en Afghanistan sont diffusés en juillet 2010, suivis en octobre de près de 400 000 autres liés au conflit en Irak, notamment des rapports confidentiels du Pentagone révélant des abus, tortures et meurtres parmi les civils.

En août 2013, Manning est condamnée à 35 ans de prison par une cour martiale. Elle est libérée après sept ans à la faveur d’une peine commuée par le président Barack Obama.

Julian Assange, arrêté par la police britannique en 2019 après s’être réfugié dans l’ambassade d’Équateur pendant sept ans, attend l’examen de son appel contre une décision de l’extrader vers les États-Unis.

Edward Snowden et la NSA

Edward Snowden, consultant pour la NSA (Agence nationale de sécurité américaine), fournit à la presse des dizaines de milliers de documents montrant l’ampleur de la surveillance effectuée par cet organisme.

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Edward Snowden, en 2016

Le 5 juin 2013, le quotidien britannique The Guardian fait éclater l’affaire en révélant que la NSA a collecté des millions de données téléphoniques auprès de l’opérateur américain Verizon, suivant la décision d’un tribunal secret.

Les révélations se succèdent dans la presse internationale : interceptions massives de métadonnées téléphoniques (horaires, durée, numéros appelés) et de courriels, surveillance des réseaux sociaux, espionnage de grandes entreprises étrangères et des bureaux de l’Union européenne, écoute des conversations de dirigeants étrangers (la chancelière allemande Angela Merkel, la présidente du Brésil Dilma Rousseff, le gouvernement mexicain…).

Les alliés des États-Unis sont ulcérés. Barack Obama assure que les programmes mis en cause sont légaux, mais promet davantage de transparence et le Congrès américain réforme les lois sur la surveillance électronique.

Inculpé aux États-Unis pour espionnage et vol de documents appartenant à l’État, Edward Snowden vit réfugié en Russie depuis 2013.