(New York) Comme la plupart des bibliothécaires de son pays, Nick Higgins a vu rouge en prenant connaissance de la liste du représentant du Texas Matt Krause, en octobre 2021.

Cette liste comprenait quelque 850 livres qui, selon l’élu républicain, risquaient de provoquer chez les élèves « de la gêne, de la culpabilité, de l’angoisse ou toute autre forme de détresse psychologique en raison de leur race ou de leur sexe ». D’où sa demande aux écoles publiques de son État de vérifier si elles détenaient un ou plusieurs de ces bouquins portant sur une multitude de sujets, dont le racisme, l’homosexualité et le féminisme.

« C’était une forme d’intimidation, en particulier pour les administrateurs et les bibliothécaires scolaires », se souvient Nick Higgins, bibliothécaire en chef du vaste réseau de bibliothèques publiques de Brooklyn, dont le vaisseau amiral se dresse à l’entrée nord de Prospect Park.

Pour Nick Higgins et un groupe de ses collègues new-yorkais, la liste de Matt Krause aura surtout été un appel à se joindre au combat contre la censure qui continue à se répandre aux États-Unis.

« Nous voulions savoir s’il y avait un moyen d’intervenir en faveur des jeunes qui n’ont peut-être pas le soutien dont bénéficient les jeunes de Brooklyn », explique Nick Higgins.

Des abonnements numériques pour 6000 jeunes

Cette réflexion a mené au lancement d’un projet baptisé Books Unbanned, le 13 avril 2022. Moins d’un an plus tard, ce projet a permis à près de 6000 jeunes Américains, âgés de 13 à 21 ans, d’obtenir gratuitement une carte d’abonnement numérique donnant accès au demi-million de livres numériques et audio de la bibliothèque publique de Brooklyn, qui dessert l’arrondissement le plus populeux et progressiste de New York.

« Nous pensions recevoir 100, 200 courriels de personnes souhaitant obtenir une carte d’abonnement numérique », raconte Leigh Hurwitz, responsable des programmes de rayonnement à la bibliothèque publique de Brooklyn et membre de l’équipe qui pilote le projet Books Unbanned.

Nous pensions aussi que le projet aurait une durée limitée. Nous avons sérieusement mal jugé les besoins. Il n’y a pas de fin en vue maintenant.

Leigh Hurwitz, du projet Books Unbanned

L’initiative des cinq membres de l’équipe du projet Books Unbanned leur a valu, au début du mois, d’être nommés « bibliothécaires de l’année 2023 » par le Library Journal, la référence du milieu.

PHOTO RICHARD HÉTU, COLLABORATION SPÉCIALE

Nick Higgins et Leigh Hurwitz, du projet Books Unbanned

En annonçant son choix, la revue a présenté des données troublantes sur la censure des livres aux États-Unis. Au cours des huit premiers mois de 2022, l’association des bibliothécaires américains (ALA) a recensé 681 tentatives pour bannir ou restreindre l’accès à 1651 titres, un record depuis que ces données sont recueillies.

De son côté, l’organisation PEN America, qui défend la liberté d’expression, a répertorié 2532 cas d’interdiction de livres individuels, touchant 1648 titres, de juillet 2021 à juin 2022.

Derrière ces statistiques, il y a une réalité humaine avec laquelle Leigh Hurwitz s’est familiarisée en lisant les courriels ou les messages Instagram des jeunes qui ont contacté Books Unbanned. Car ceux-ci décrivent souvent les circonstances qui les poussent à demander une carte d’abonnement numérique à la bibliothèque publique de Brooklyn.

C’est déchirant. Je dirais que la moitié des demandes provient de jeunes de la communauté LGBTQ+. Ils nous disent qu’ils n’ont aucun accès aux livres les concernant.

Leigh Hurwitz, du projet Books Unbanned

« Nous recevons aussi des courriels de jeunes Noirs, et même de parents qui nous disent : “Nous sommes noirs et notre école n’a pas de livres écrits par des auteurs noirs dans sa collection.’’ C’est déchirant, mais en même temps, je suis reconnaissante que nous puissions leur fournir cette ressource, car ils n’en ont pas autrement. »

Selon Nick Higgins, il y a une concordance parfaite entre les États d’où proviennent les demandes adressées à Books Unbanned et ceux où la censure des livres sévit le plus dans les écoles. En tenant compte de leur poids démographique relatif, les six États qui génèrent le plus grand nombre de demandes sont les suivants, par ordre décroissant : Oklahoma, Géorgie, Utah, Idaho, Floride et Texas.

Refuser l’invisibilité

Donner aux jeunes l’accès aux livres bannis dans leur coin de pays n’était qu’un des objectifs du projet Books Unbanned, qui est parrainé par la bibliothèque publique de Brooklyn, mais financé par des fonds publics.

« Nous voulions aussi prendre le contrôle d’un récit qui était jusque-là dominé par les parents qui militaient pour qu’un livre soit interdit et retiré des rayons. C’était l’histoire d’un petit groupe de personnes qui veulent imposer un ensemble particulier de valeurs à un plus grand groupe de personnes. Nous voulions ramener cette conversation dans l’espace de la bibliothèque publique et commencer à nous approprier la conversation sur la liberté intellectuelle. »

Les membres de l’équipe du projet Books Unbanned avaient aussi comme objectif d’enrôler les adolescents de Brooklyn et d’ailleurs dans le combat contre la censure des livres. Ceux de Brooklyn ont déjà contribué à trouver un nom au projet de la bibliothèque publique de Brooklyn et à le promouvoir partout aux États-Unis.

Mais la suite du combat reste à définir, selon Nick Higgins.

Nous donnons aux jeunes accès à 500 000 titres, mais ils continuent à vivre dans des États qui interdisent des livres.

Nick Higgins, bibliothécaire en chef du réseau de bibliothèques publiques de Brooklyn et l’un des initiateurs du projet Books Unbanned

« La prochaine phase consiste à mettre les adolescents en relation avec d’autres adolescents pour parler de ce qui se passe réellement. Ensuite, en tant qu’adultes responsables à Brooklyn et dans d’autres endroits du pays, nous devons leur fournir les outils, les ressources et la formation nécessaires pour qu’ils puissent réagir et faire entendre leur voix de manière efficace. Je ne connais pas la réponse à tout cela, mais il s’agit plus que de livres, il s’agit de personnes. » Leigh Hurwitz insiste sur ce dernier point : « Oui, il s’agit de démocratie et de liberté d’expression, mais en réalité, pour ceux qui veulent bannir des livres, il s’agit d’essayer de pousser des gens hors de la communauté et de les rendre invisibles, de leur faire sentir qu’ils ne sont pas les bienvenus et qu’ils sont en danger. »