(Buffalo) Jamais l’horreur n’avait frappé de manière aussi subite et brutale. Mais le racisme, à Buffalo, n’est pas une chose nouvelle.

Au lendemain de la tuerie qui a fait 10 morts dans cette ville de l’État de New York, la communauté du quartier Masten Park est plongée dans un mélange d’incrédulité, de tristesse et de colère.

Samedi après-midi, un jeune homme de 18 ans, suprémaciste blanc issu d’un secteur rural en périphérie de Buffalo, a parcouru plus de 350 km avant de s’arrêter dans une épicerie populaire et d’ouvrir le feu. Les autorités traitent cette attaque comme un crime haineux, commis dans un secteur majoritairement afro-américain.

Toute la journée, dimanche, un rassemblement a eu lieu près de l’épicerie Tops Friendly Markets, lieu de la tuerie. Des personnes ont pris la parole, d’autres sont simplement venues porter des fleurs, des cartes ou des lampions pour celles et ceux qui ont perdu la vie.

  • Une large foule était réunie dimanche sur les lieux du drame.

    PHOTO MATT ROURKE, ASSOCIATED PRESS

    Une large foule était réunie dimanche sur les lieux du drame.

  • Sharon Doyle (au centre) portait une pancarte avec l’inscription « Black lives matter », lors de la veillée pour les victimes de la fusillade.

    PHOTO BRENDAN MCDERMID, REUTERS

    Sharon Doyle (au centre) portait une pancarte avec l’inscription « Black lives matter », lors de la veillée pour les victimes de la fusillade.

  • Une femme et un enfant déposent des fleurs devant le lieu du drame.

    PHOTO MATT ROURKE, ASSOCIATED PRESS

    Une femme et un enfant déposent des fleurs devant le lieu du drame.

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Les résidants du secteur ont ainsi eu l’occasion de flâner, de placoter, mais aussi de pleurer et d’exprimer leur colère.

Jillian Hanesworth était du nombre. Cette organisatrice communautaire, qui est également la poétesse officielle de la ville, refuse fermement de décrire les évènements de samedi comme un acte isolé. La fusillade a beau être inédite, « le racisme, ça n’a rien de nouveau ici », insiste-t-elle.

Elle rappelle qu’en 2020, le comté d’Erie, qui englobe la ville de Buffalo, a estimé que le racisme était une crise de santé publique qui avait des impacts sur la santé et l’éducation de la population afro-américaine, de même que sur son statut économique et sa capacité à se loger.

Buffalo, par ailleurs, s’est retrouvé au sixième rang des villes les plus ségréguées du pays après les recensements de 2010 et de 2020.

Les Noirs de Buffalo ont ainsi été ghettoïsés dans le secteur est de la ville, où les conditions de vie sont les pires – jusqu’à la qualité de l’eau.

« On en a assez de survivre, a souligné Mme Hanesworth en entrevue. On reçoit beaucoup d’attention à cause de cet acte terroriste, car c’est bien ce que c’est, mais le racisme n’est pas nouveau. »

Surreprésentés dans le quartier Masten Park, les Afro-Américains sont ainsi « exposés » aux crimes comme celui de samedi, estime-t-elle. « Ce n’est pas normal que quelqu’un puisse trouver facilement sur Google la seule épicerie située dans un quartier noir de la ville. »

Pourquoi ?

Des questions, les résidants de Masten Park en ont. Beaucoup.

L’une d’elles, toute simple, mais lourde de sens : « Pourquoi sommes-nous à ce point détestés ? »

Sous un soleil de plomb, à quelques mètres du stationnement du Tops, Sharon Doyle brandit sa pancarte rose sur laquelle on peut lire « Black lives matter ». Au milieu de la conversation, elle marque une pause, prise par l’émotion qui l’habite. « Je ne comprends pas », laisse-t-elle tomber.

L’auteur de la tuerie a filmé le massacre et a publié la vidéo sur le réseau Twitch, qui l’a depuis retirée. Les quelques images qui ont néanmoins circulé montrent le tireur abattre de sang-froid des personnes situées à l’extérieur et à l’intérieur de l’épicerie.

Je ne veux pas entendre parler de folie, il savait ce qu’il faisait.

Sharon Doyle

Le choc est évidemment énorme au sein de cette communauté tissée serré. Toutes les personnes interrogées par La Presse ont parlé d’un quartier où tout le monde se connaît par son prénom et a grandi dans les quelques mêmes pâtés de maisons.

L’identité des victimes a commencé à être révélée, dimanche. Des mères et des pères de famille, des personnes âgées, sans défense. « Un père était allé acheter un gâteau pour l’anniversaire de son fils, qui a eu 3 ans aujourd’hui, raconte Latrice White. Elle-même mère de cinq enfants, elle songe avec effroi qu’ils auraient pu faire partie des victimes.

« J’y ai travaillé pendant un an et demi, raconte pour sa part Aurielle Austin. Les gens qui sont morts, je les ai vus tous les jours. Je suis dévastée. Je les ai vus se fâcher contre la distanciation physique pendant la pandémie, contre la fin de la distribution des sacs de plastique, et j’essayais de les faire sourire quand même. Aujourd’hui, ils sont partis. »

Sa voix se brise. « Ma mère habite juste en face, mon fils y va constamment », lâche-t-elle.

Une marche pacifique avait été organisée en matinée dans les rues du quartier. Quelques centaines de personnes, de toutes les origines, ont scandé le slogan « Black lives matter » et « pas de justice, pas de paix ». Certains manifestants avaient apporté des roses, en hommage aux vies perdues.

PHOTO MATT ROURKE, ASSOCIATED PRESS

Une marche pacifique avait été organisée en matinée dans les rues du quartier. À l’avant, le pasteur Dewitt Lee III.

La marche s’est arrêtée à l’angle de l’avenue Jefferson et de la rue Laurel, tout près de l’épicerie, dont le stationnement est encore ceinturé de rubans de sécurité et protégé par une forte présence policière.

« Ils ont choisi la mauvaise ville, la mauvaise communauté ! », a dit le pasteur Dewitt Lee III à la foule réunie. « Les gens d’ici ont la foi, ils ne se laisseront pas abattre, a-t-il expliqué quelques instants après en entrevue. La haine ne gagnera pas. »

Après quelques discours, le regroupement s’est dispersé. Des organismes ont distribué des bouteilles d’eau, des hot-dogs et des fruits à celles et ceux qui désiraient rester dans le coin pour vivre leur deuil ensemble. Aucun débordement n’a eu lieu.

Pauvreté et violence

Le quartier n’est pas étranger à la violence. La circulation des armes à feu y est un fléau, explique Lester, intervenant du groupe S.N.U.G. – Should Not Use Guns, ou « on ne devrait pas utiliser de fusil », en français.

L’organisme communautaire encadre des jeunes de 14 à 25 ans pris dans le cycle de la criminalité. Le groupe qu’il représente, et plusieurs autres, tenait à être présent au rassemblement spontané de dimanche. Lester ne redoute pas de recrudescence de violence à la suite de cette tragédie, mais croit néanmoins que, plus que jamais, le dialogue devra être fluide avec les jeunes du coin.

On n’a jamais rien vécu de tel. Tout ça vient des réseaux sociaux. Comment un garçon de 18 ans acquiert-il un AK-47 ? Qu’a-t-il lu ou écouté pour rouler jusqu’ici et s’attaquer au Tops le plus noir de la ville ?

Lester, intervenant du groupe S.N.U.G. – Should Not Use Guns

« Ça revient beaucoup à la politique », ajoute-t-il.

La relation entre les résidants du quartier et ses élus est en effet tendue. La menace de l’embourgeoisement est réelle, incarnée par les condos qui poussent rapidement à quelques coins de rue du Tops. Les ressources financières des programmes sociaux fondent, dénonce Taniqua Simmons, militante qui a été candidate à la dernière élection municipale.

« Ils veulent que nous nous en allions, a-t-elle déploré pendant un long discours. Je n’ai jamais eu peur dans l’East Side. Aujourd’hui, j’ai peur. Ne laissez pas cet évènement devenir une plateforme politique. »

« Byron Brown n’est pas mon maire ! », s’est écriée une autre femme, en référence à celui qui dirige Buffalo depuis 2005. Même si ce dernier est lui-même afro-américain, on a le sentiment de ne pas être entendu à l’hôtel de ville. Et on craint que le massacre de samedi ne fasse les manchettes que quelques jours et tombe ensuite dans l’oubli.

PHOTO MATT ROURKE, ASSOCIATED PRESS

La procureure générale de New York, Letitia James, au centre, accompagnée du maire de Buffalo, Byron Brown, à gauche, et de la gouverneure de New York, Kathy Hochul, à droite, lors d’une conférence de presse sur la fusillade à Buffalo.

Tout comme M. Brown, Letitia James, procureure générale de l’État de New York, s’est rendue près du lieu du crime pour rendre hommage aux victimes. Elle non plus n’était pas la bienvenue, estime Sharon Doyle.

Elle ne vient même pas d’ici. Les gens ne veulent pas entendre parler d’elle, ils veulent parler avec des gens qui connaissent notre réalité, qui connaissent notre communauté.

Sharon Doyle

Mme Doyle se demande comment le tireur a pu acquérir tout un arsenal et publier un manifeste haineux sans lever de « drapeau rouge » auprès des autorités. Les élus devront fournir des explications, croit-elle. « On ne peut pas passer par-dessus ça. Ça fait trop mal. »

Latrice White, elle, a été choquée de voir le suspect sortir de l’établissement, menottes aux poignets, escorté par des policiers. « Un Noir aurait-il été traité aussi poliment ? », s’interroge-t-elle.

Les questions sans réponse demeurent nombreuses. Le deuil qui s’amorce, lui, sera long, assure-t-on. La petite communauté de Masten Park, toutefois, refuse de baisser les bras. « Ici, on ne se sauve pas de notre problème », résume le pasteur Dewitt Lee III.

En bref

Motivé par la haine

« Cet individu est venu avec l’objectif de tuer le plus de personnes noires possible », a résumé le maire de Buffalo, Byron Brown, lors d’une conférence de presse. « Les preuves que nous avons réunies jusqu’à présent ne laissent aucun doute sur le fait que c’est un crime raciste motivé par la haine et qu’il sera jugé comme tel », a précisé le chef de la police de Buffalo, Joseph Gramaglia. Le « crime motivé par la haine » désigne aux États-Unis un acte dirigé contre une personne visée en raison d’éléments de son identité comme la race, la religion, la nationalité, l’orientation sexuelle ou un handicap. « Nous devons travailler ensemble pour combattre la haine qui demeure une tache sur l’âme de l’Amérique », a pour sa part affirmé le président Joe Biden à Washington.

Agence France-Presse

« Terrorisme intérieur »

L’auteur de la tuerie avait publié un « manifeste » de 180 pages à caractère raciste avant les faits, selon les médias américains. D’après le New York Times, citant le texte, le suspect a été « inspiré » par des crimes commis par des suprémacistes blancs, notamment le massacre en 2019 de 51 fidèles dans deux mosquées de Christchurch, en Nouvelle-Zélande. « C’était du terrorisme intérieur, purement et simplement », a déclaré la procureure générale de New York, Letitia James, qui s’est rendue à Buffalo dimanche. « Les réseaux sociaux permettent à cette haine de fermenter et de se répandre comme un virus », a dénoncé de son côté la gouverneure de l’État de New York, Kathy Hochul, originaire de Buffalo. Cette dernière, tout comme le maire Brown, a de nouveau appelé à un meilleur contrôle des armes à feu au pays.

D’après l’Agence France-Presse

Des menaces l’année dernière

Le chef de la police de Buffalo, Joseph Gramaglia, a révélé que l’auteur de la tuerie avait eu affaire aux autorités l’année dernière après avoir proféré des menaces à son école secondaire. Ces menaces n’auraient toutefois pas été de nature raciale. Il a alors été hospitalisé afin de subir une évaluation psychiatrique et a reçu son congé une journée et demie plus tard. Il n’est plus apparu sur le radar de la police par la suite. Interrogé sur les agissements du suspect sur les réseaux sociaux, le chef Gramaglia a répondu laconiquement que « beaucoup de personnes, dans ce monde, utilisent les réseaux sociaux ».

D’après le New York Times