La colère n’a pas disparu aux États-Unis. Elle brûle encore, comme le démontre la quasi-victoire de Donald Trump. Elle existait avant lui et elle lui survivra.

S’il y a une chose que le président sortant a comprise, c’est cette énergie noire. Il savait comment l’attiser et la diriger vers ses ennemis. C’était laid et dangereux, mais cela ne signifie pas que la colère en elle-même était toujours injustifiée.

Bouton Pause. Oui, M. Trump est raciste, sexiste et autocrate, et cela plaisait à certains de ses électeurs. Et oui, en bon menteur narcissique, il les manipulait. Reste que l’électorat américain est très éclaté. Certains ont voté républicain malgré le président – comme des libertariens, des évangéliques et des antiavortement.

PHOTO ROSS D. FRANKLIN, ASSOCIATED PRESS

Des partisans armés de Donald Trump réunis à Phoenix, en Arizona

Je ne prétends pas offrir une théorie unifiée du vote Trump. J’avance une explication partielle : en tant que candidat antisystème, il plaisait à des gens en colère. Et on aurait tort de toujours réduire cette colère à l’ignorance ou l’irrationalité.

J’en donne un exemple. Au lendemain du vote, la Bourse de New York a rebondi. L’explication d’analystes : le marché entrevoit un président démocrate menotté par un Sénat républicain, ce qui empêchera de grandes réformes. Les actionnaires s’enrichissaient ainsi grâce à la paralysie anticipée du Congrès. Comment ne pas s’emporter face à un tel cynisme érigé en système ?

La colère peut être positive quand elle mène à l’action. Je parle ici d’un autre genre de colère, celle qui reste impuissante et qui mène au ressentiment.

Les sondeurs l’ont abondamment mesurée.

La confiance dans les institutions baisse. En 1958, année de la première mesure, elle était à 73 %. Elle a atteint son plus bas niveau dans la dernière décennie, sous les 20 %, tant sous Obama que sous Trump. Après les invasions du Viêtnam et de l’Irak sous des prétextes mensongers, et après le sauvetage des bandits de la crise financière de 2008, cette méfiance s’explique.

La confiance en l’avenir baisse aussi. Les Américains croient que les inégalités vont augmenter, que l’argent leur manquera à la retraite et que leurs enfants hériteront d’une moins bonne situation économique qu’eux.

Cette colère s’observe tant chez les démocrates que chez les républicains, et elle peut prendre plusieurs formes. À défaut de trouver une meilleure cible, elle se retourne parfois contre les autres. Quand on a peur d’en manquer, il est si facile d’en vouloir à son voisin d’en avoir un petit peu plus.

Aux États-Unis, cela s’ajoute aux tensions d’une société où les Blancs deviendront minoritaires d’ici 2050. Dans ce contexte, il est facile pour un président d’exploiter ce racisme, surtout s’il y croit…

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C’est vrai, nos sociétés ne se sont jamais si bien portées. Sur le long terme, les conditions de vie s’améliorent aux États-Unis comme ailleurs.

Statistiques à l’appui, des optimistes soutiennent que l’histoire avance vers son inarrêtable progrès. Mais les misères du passé n’effacent pas les irritations du présent.

Beaucoup vivent les choses autrement. Il est possible d’avoir une auto, une maison et un boulot tout en restant frustré.

Dans son brillant essai L’âge de la colère, Pankaj Mishra explique ce ressentiment. Le modèle américain est basé sur la compétition. Il suscite de l’envie et il crée des attentes impossibles. Il engendre des légions d’insatisfaits.

D’ailleurs, les principaux appuis de Trump venaient de gens gagnant entre 100 000 et 200 000 $ par année. Ils sont assez nantis pour ne pas dépendre du filet social – qui a le « défaut » aux yeux de certains d’aider les minorités. Mais d’un autre côté, ils n’ont pas assez d’argent pour se libérer de leurs dettes, pestent-ils en regardant les plus riches.

La politique les déçoit aussi. Le peuple au pouvoir ? C’est un idéal impossible… Avec 328 millions de personnes aux idées différentes, il n’existera jamais « une » volonté populaire. Et de toute façon, la complexité des débats échappe aux citoyens, et les gouvernements sont des machines lourdes qui peinent à régler les problèmes concrets des gens.

Pour beaucoup, la démocratie a le goût amer des promesses déçues.

Comme l’a avoué l’éditeur de The Economist : « Jusqu’ici, le XXIsiècle est pourri pour le modèle occidental. » Il le disait en 2014, avant que M. Trump ne songe à un changement de carrière…

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Dans les Federalist Papers, des pères fondateurs des États-Unis mettaient déjà en garde contre les factions qui cherchent plus « à vexer et oppresser les autres qu’à coopérer pour le bien commun ». La colère se propageait toutefois moins vite à l’époque des parchemins.

Aujourd’hui, les réseaux sociaux exacerbent le pire de la nature humaine.

Nous sommes moins rationnels que nous aimerions le croire. Nous réfléchissons d’abord avec nos émotions et notre instinct. En commençant par la conclusion, puis en cherchant ensuite des raisons pour nous justifier à nos propres yeux ou ceux des autres*.

Facebook et Twitter en profitent. Ils incitent au commentaire impulsif, court et sans nuances. Et aussi au tribalisme, en enfermant les gens dans des bulles avec ceux qui pensent comme eux.

C’est de l’oxygène pour la colère. Une colère vécue seul derrière son écran, et qui a besoin d’être déchargée.

J’insiste, je ne prétends pas expliquer en quelques paragraphes le vote de millions d’Américains. J’avance un fragment de réponse.

Mais ce ressentiment doit être reconnu, d’autant qu’il existe aussi chez nous. On le voit avec la pandémie, un exemple parfait de colère devenue folle d’impuissance.

Dans leur fièvre hallucinatoire, les conspirationnistes imaginent que Bill Gates veut leur implanter des puces dans le cerveau. Pas besoin d’aller si loin pour trouver le problème…

En fait, les géants de la Silicon Valley nous manipulent ouvertement, avec des algorithmes conçus pour vendre de la pub au mépris de notre santé mentale, le tout en créant peu d’emplois et en abritant leurs milliards dans les paradis fiscaux.

Il y a parfois de bonnes raisons d’être choqué, aux États-Unis comme chez nous. Cette colère ne disparaîtra pas. Mais il est déprimant de la voir se décharger encore sur les minorités et d’autres ennemis imaginaires.

* Je tire ce constat de Système 1/Système 2 de Daniel Kahneman, The Righteous Mind de Jonathan Haidt et The Political Brain de Drew Westen.