(Birmingham, Alabama) Adolescente, Jenna King-Shepherd faisait tout pour plaire à son père, pasteur baptiste d’une petite ville ultraconservatrice de l’Alabama, dans le sud profond des États-Unis. Elle a toujours voulu le rendre fier.

Mais à 17 ans, elle l’a déçu. Terriblement.

Ce soir-là, Jenna a rassemblé tout son courage et s’est dirigée vers la chambre de ses parents. Allongé sur le lit, son père lisait la Bible. « Papa, a-t-elle commencé, je dois te parler de quelque chose.

– Quoi, qu’est-ce qui se passe ? Plus tard…

– Non, papa, je dois vraiment te parler. »

PHOTO ISABELLE HACHEY, LA PRESSE

Jenna King-Shepherd, fille d’un pasteur d’une petite ville de l’Alabama, a subi un avortement à 17 ans. Elle craint aujourd’hui l’interdiction de l’avortement dans son État.

Jenna s’est mise à pleurer. Sans vraiment y croire, son père lui a demandé si elle était enceinte. « Oui », a répondu l’adolescente entre ses larmes.

Le pasteur s’est redressé brusquement. Paniqué.

« Tu es enceinte ?!

– Oui, et je sais ce que je vais faire. J’ai déjà trouvé une clinique. Je vais aller à Birmingham et je vais me faire avorter. »

* * *

Pendant 10 ans, Jenna King-Shepherd a voulu oublier cette histoire. Comme son père, elle était obsédée par les apparences. Elle s’est mariée, a eu un enfant. Elle a été finaliste du concours Miss Alabama. Deux fois. Son compte Instagram faisait étalage de sa vie parfaite, comblée.

C’est une alerte sur son cellulaire, en 2019, qui a tout fait chavirer. L’Alabama s’apprêtait à interdire l’avortement dans presque tous les cas – même ceux de viol ou d’inceste. Les médecins qui en pratiqueraient seraient jetés en prison jusqu’à la fin de leurs jours.

« Quand cette alerte est apparue sur mon téléphone, mon cœur s’est serré. Je ne pouvais pas imaginer que les femmes ayant besoin d’un avortement n’y aient plus accès. Et qu’elles n’aient pas le choix que j’ai eu. »

* * *

Adopté en mai 2019, le Human Life Protection Act est la loi antiavortement la plus restrictive des États-Unis. Elle considère l’embryon comme une personne – et l’avortement, donc, comme un meurtre prémédité. D’où la peine d’emprisonnement à vie prévue pour les médecins avorteurs.

« Certains pensent que c’est un peu sévère, mais il faut être cohérent avec l’argument de l’humanité. Une personne est une personne », explique Eric Johnston.

Cet avocat m’accueille dans son bureau de Birmingham pour m’expliquer toutes les subtilités de la loi antiavortement. Dans la salle d’attente, décorée par des extraits des Saintes Écritures, un livre de prières à la patrie américaine traîne en évidence sur une table de bois.

Si MJohnston connaît la fameuse loi comme le fond de sa poche, c’est qu’il l’a lui-même rédigée.

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Eric Johnston, avocat de Birmingham, a participé à l’écriture d’une loi qui interdit en pratique l’avortement en Alabama.

Président de la Coalition pro-vie de l’Alabama, l’avocat de 72 ans attendait cette occasion depuis près d’un demi-siècle. Depuis « Roe v. Wade », qui a mené à la légalisation de l’avortement par la Cour suprême des États-Unis, en 1973.

« Les législateurs [de l’Alabama] ont travaillé avec nous de façon très rapprochée. Ils n’ont pas changé la loi que nous avions rédigée. Quand elle a été adoptée, une poursuite a été déposée. » Les dispositions de la loi ont immédiatement été suspendues, jusqu’à ce qu’un tribunal tranche sur le fond. Ça n’a pas contrarié MJohnston. « C’était prévu », dit-il en souriant.

L’avocat savait parfaitement ce qu’il faisait en rédigeant cette loi. Il savait que Planned Parenthood, le plus important regroupement de planification familiale aux États-Unis, s’adresserait aux tribunaux pour la faire déclarer inconstitutionnelle.

C’est en plein ce qu’il voulait. « Nous savions que ce serait contesté. Nous ne perdons pas notre temps. Nous avons un plan, un objectif. »

Renverser « Roe v. Wade ».

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Il y a des années que les dirigeants républicains de l’Alabama adoptent des mesures visant à réduire le droit des femmes à l’avortement. Avec l’assentiment des électeurs, d’ailleurs : en 2018, une large majorité d’entre eux ont endossé un amendement à la Constitution de l’État afin de proclamer le « caractère sacré de la vie à naître ».

Mais ce n’était pas suffisant pour interdire l’avortement. Le moment n’était pas venu. Pas encore.

L’occasion est arrivée à l’été 2018, lorsque Donald Trump a nommé un deuxième juge conservateur à la Cour suprême des États-Unis.

Après la nomination de Neil Gorsuch, celle de Brett Kavanaugh a fait pencher à droite la Cour suprême – à cinq juges conservateurs sur neuf. « On ne connaît pas exactement leur philosophie, mais on suppose qu’ils voteraient pour renverser "Roe" s’ils avaient à le faire », dit MJohnston.

Il est fort probable que le président Trump choisisse un troisième juge pro-vie pour remplacer Ruth Bader Ginsburg, morte vendredi à 87 ans. La Cour suprême penchera alors encore davantage en faveur de ceux qui, comme MJohnston, veulent en finir avec l’avortement aux États-Unis.

Depuis l’élection de Trump, en 2016, une vague sans précédent de lois pro-vie a déferlé dans les États conservateurs du pays. Mais aucune ne va plus loin que celle de l’Alabama.

« C’est l’affront le plus direct à "Roe c. Wade", dit-il. La loi de l’Alabama stipule que la vie commence lorsque vous pouvez déterminer qu’un ovule fertilisé est implanté dans la paroi utérine. »

Quelques jours à peine après la fécondation.

* * *

Pour Jenna King-Shepherd, il aurait été trop tard.

Elle était enceinte de cinq semaines lorsqu’elle a subi un test de grossesse, à 17 ans. « Quand j’ai vu le résultat, j’ai eu la nausée. J’étais bouleversée. Je savais dans mes tripes que je ne resterais pas dans cette ville. Je savais que je ne quitterais pas le collège. Je ne voulais pas être parent. Pour moi, il n’y avait pas d’autre option possible. »

Son père lui a lu des versets de la Bible. Il lui a dit que l’avortement était mal. Mais il n’a pas tenté de la dissuader. Même qu’il l’a accompagnée à la clinique. Pendant la procédure, il l’a attendue dans la voiture.

Dix ans plus tard, Jenna King-Shepherd a cru pouvoir convaincre quelques élus de l’État, des amis de son père, de faire marche arrière. Naïvement, elle les a invités à dîner pour leur raconter son expérience.

Je pensais que le problème, c’était peut-être qu’ils ne comprenaient pas. La vérité, c’est qu’ils comprennent très bien. C’est juste qu’ils s’en moquent.

Jenna King-Shepherd

C’est à ce moment-là que la jeune femme a appelé Planned Parenthood. Elle s’est portée volontaire pour témoigner.

Peu après, un reporter l’a contactée. « Je ne peux trouver aucune femme prête à parler de son avortement publiquement, lui a-t-il dit. Personne ne veut divulguer son nom et sa photo dans un journal de l’Alabama. Voulez-vous le faire ? »

Jenna King-Shepherd a bloqué son père sur Facebook.

Et elle a plongé.

Elle ne le regrette pas, malgré les contrecoups, terribles. On l’a traitée de salope. On lui a dit qu’elle aurait dû garder les jambes croisées. On l’a prévenue qu’elle paierait pour son crime. « Il n’y avait aucune empathie. Au nom de la moralité, on m’écrivait des messages tellement haineux… »

Au bout de deux ou trois jours, son père a entendu parler de l’article. « Il m’a dit que j’étais stupide et que j’avais fait une erreur terrible. Il s’est demandé ce que les gens allaient dire de lui. »

Elle lui a répondu : « Ce n’est pas ta vie. »

* * *

Quand Jenna King-Shepherd a subi un avortement, en 2009, l’Alabama comptait 13 cliniques d’avortement. Aujourd’hui, il n’y en a plus que trois. « L’accès à l’avortement s’est lentement érodé dans le Sud », s’inquiète-t-elle.

Aux yeux d’Eric Johnston, c’est loin d’être suffisant. « Cette érosion a lieu depuis 47 ans, mais la fondation de "Roe" est encore solide. »

Pour lui administrer le coup de grâce, la réélection de Donald Trump est cruciale, estime-t-il. Quitte à fermer les yeux sur les valeurs pas toujours chrétiennes du président.

« Trump parle sans arrêt. La plupart du temps, je n’écoute même pas ce qu’il dit. Je ne sais pas pourquoi il fait ça… »

Mais ce n’est pas ça, l’important.

L’important, dit-il, c’est que Trump continue de nommer des juges conservateurs à la Cour suprême et aux tribunaux inférieurs, comme il le fait depuis 2016 en échange du soutien indéfectible de la droite chrétienne.

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Jenna King-Shepherd donne raison à Eric Johnston sur une chose : le scrutin du 3 novembre sera crucial. « Vraiment, cette élection est la plus importante de notre vie. Il y a tant de choses dans la balance. Tant de dommages peuvent être faits en quatre ans… »

Libérée de l’emprise de son père, elle est devenue militante à temps plein, embauchée comme directrice administrative de Planned Parenthood, à Birmingham.

Elle espère que d’autres femmes auront le courage de prendre la parole, malgré le risque d’être marquées au fer rouge dans leurs communautés. Il y a trop longtemps que les gens, en Alabama, esquivent les conversations difficiles.

« Nos silences ne nous protègent pas. Il faut parler des choses qui comptent, malgré ce que les autres vont en dire. C’est comme cela que les esprits finissent par changer. »

Elle, en tout cas, a choisi de ne plus se taire.