(El Paso) Son plus jeune client a 6 mois. Il est détenu depuis quatre mois pour avoir tenté de traverser illégalement la frontière américaine.

« Ses parents s’étaient arrangés pour passer la clôture, mais c’était trop dangereux pour le bébé, alors ils l’ont fait traverser avec une fille de 16 ans. Sauf qu’elle a été arrêtée. Les parents aussi, d’ailleurs, et renvoyés au Mexique. Le bébé est dans un foyer ici, je ne peux pas en dire plus… »

Taylor Levy attendait le plombier, alors elle m’a donné rendez-vous sur sa galerie, en plein centre d’El Paso.

Ce bébé, c’est un cas parmi 100, parmi 1000, parmi 5000 dans la vie de Taylor Levy.

« Je ne suis pas une avocate en immigration. Il faut de l’argent pour ça. »

Elle fait ce qu’aucun autre avocat ou presque ne veut faire. Elle s’occupe des réfugiés, des migrants sans statut, de ceux qui veulent traverser le Rio Grande.

PHOTO FOURNIE PAR TAYLOR LEVY

Taylor Levy, avocate au service des réfugiés

« Combien vous êtes à faire ça, à El Paso ?

— Attends… Il y a… »

Elle compte sur ses doigts, mais ne se rend pas au cinquième.

Il y a que ça ne paie pas, évidemment. Ce sont des fondations et des dons qui la font vivre.

Il y a aussi que c’est dangereux.

En face d’El Paso, c’est Ciudad Juárez. Longtemps, cette ville a été la capitale du meurtre au Mexique, sinon dans le monde. C’était encore le cas il y a 10 ans à peine. Elle est relativement calme depuis qu’un cartel a écrasé l’autre. Mais juste relativement : 1500 meurtres par année au lieu de 3000, pour une ville plus petite que Montréal.

« C’est encore hyper dangereux. Il y a deux approches possibles. Ou, comme certains collègues, tu te fais le plus discret possible, tu y vas incognito et ils ne savent pas que tu aides des migrants. Ou tu fais le plus de bruit possible, tu deviens célèbre, et là, c’est un peu délicat pour eux de te liquider. C’est ce que j’ai choisi. »

J’utilise mon privilège de femme blanche, si vous voulez. Ils savent que le FBI et la police mexicaine ne laisseront pas passer le meurtre d’un citoyen américain. Ça ferait les nouvelles nationales, internationales même. Pas bon pour leur business.

Taylor Levy

Parce que Taylor Levy ne passe pas tellement de temps en cour ou dans son bureau, et en passe beaucoup à aller voir les gens où ils se trouvent. C’est-à-dire, très souvent, de l’autre côté du Rio Grande, au Mexique.

Or, son travail nuit un peu au commerce lucratif des « coyotes », qui font passer les migrants du côté américain pour 3000 $ à 5000 $.

« Je ne conseille pas aux gens de le faire, mais s’ils le font, je leur explique que les coyotes, c’est comme les voitures d’occasion. Quand on vous en offre une pour 500 $, peut-être qu’elle va tomber en panne… »

Les coyotes improvisés qui ne font pas partie des gangs le font à leurs risques et périls… et à ceux de leurs clients.

PHOTO TODD HEISLER, ARCHIVES THE NEW YORK

Des migrants tentent de franchir le Rio Grande pour se rendre aux États-Unis à partir du Mexique.

« S’ils vous attrapent, ils vous kidnappent. Ils vous battent. Ils vont extorquer de l’argent à votre famille. Et vous feriez mieux de ne pas recommencer. »

Parce que la frontière du côté mexicain est peut-être aussi bien, sinon mieux gardée que celle du côté américain, où les VUS de la Border Patrol circulent nuit et jour.

« On les appelle les halcones, les faucons. Ils sont faciles à reconnaître. Ils font semblant d’avoir une panne de voiture. Ou de pêcher, quand il y a de l’eau dans le fleuve. Ils ouvrent le coffre de leur bagnole et vendent du fréon [gaz utilisé pour les systèmes de climatisation]. J’ai jamais vraiment compris leur truc… Qui achète du fréon dans la rue ? En tout cas, ils surveillent. »

Il y a plusieurs cas de figure. Il y a ceux qui veulent sauter la clôture et disparaître dans la nature. Et il y a ceux qui veulent toucher le sol américain et demander l’asile politique. Dans les deux cas, il faut payer son ticket au passeur.

Le mur n’est pas directement sur la frontière, puisqu’il aurait fallu empiéter du côté mexicain. Il y a donc une bande de terre américaine du côté mexicain du mur. Et comme le Rio Grande est très souvent presque à sec – comme maintenant –, une fois traversée cette barrière boueuse, on met le pied sur le sol américain.

Sauf que depuis le début de la pandémie, les demandeurs sont presque systématiquement renvoyés en avion dans leur pays d’origine.

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Le « mur de Trump » ? À El Paso, certaines sections de la clôture grillagée ont été remplacées par des barres d’acier, comme à bien des endroits en Californie et en Arizona.

« Ça fait longtemps qu’on a militarisé la frontière, ça ne date pas de Donald Trump : les premières mesures extrapunitives remontent à 1996, sous Bill Clinton, un démocrate. Écoutez, j’ai été arrêtée en 2008 dans un évènement de Barack Obama parce que je manifestais contre son programme en immigration. Mais Trump a tout rendu mille fois pire. »

Oubliez le « mur ». Il a beau faire 10 mètres de hauteur dans sa version Trump, on se rend vite compte que c’est un écran de fumée politique.

Taylor Levy énumère devant moi toutes les mesures, tous les décrets, « Opération Streamline », « Tolérance zéro », « Chapitre 42 »… Le vrai mur, il est juridique. Il est politique.

« Vous connaissez de ces 545 enfants dont on ne trouve plus les parents ?

— Bien sûr. Au Texas, 90 familles ont attendu plus d’un an en détention, séparées. Y compris des bébés qui ont appris à marcher en détention. Même sans les séparer, on est les seuls à détenir. L’Union européenne ne fait pas ça. Le Canada ne fait pas ça. Ça pouvait arriver parfois sous Obama, mais c’était anecdotique. Sous Trump, ça s’est fait de manière systématique, pour envoyer un message. »

Plus de 3000 enfants ont été séparés de leurs parents.

PHOTO TAMIR KALIFA, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Des familles sont détenues par la Border Patrol sous le pont international du Paso del Norte, qui relie El Paso à Ciudad Juárez.

Officiellement, la politique de séparation a pris fin par décret du président en 2019. Mais il y a plusieurs exceptions, si les parents font courir un risque à l’enfant ou si les adultes qui l’accompagnent ne sont pas ses parents biologiques, par exemple.

« Si c’est une tante et un oncle, ce qui n’est pas rare, ils seront séparés. »

Sur papier, ce n’était pas une politique de séparation des familles. On a décrété une politique de « tolérance zéro ». Le simple fait de traverser la frontière est devenu une infraction fédérale. Mais évidemment, on ne peut pas traduire en justice tous ceux qu’on arrête devant les tribunaux (la Border Patrol a arrêté plus de 1,1 million de personnes dans son exercice 2018-2019 aux États-Unis, et plus de 600 000 dans celui qui vient de se terminer).

« Ils ont choisi de traduire en justice prioritairement les parents. Or, les enfants sont séparés si leurs parents ont commis un crime, s’ils sont des trafiquants, par exemple. Si vous les écoutez, ce n’est pas une politique de séparation, simplement l’application de la tolérance zéro, la criminalisation de leur statut. »

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En raison de la pandémie, et du fait qu’El Paso est un des pires foyers d’infection aux États-Unis, il n’est plus question d’aller rencontrer des groupes dans des salles communautaires à Juárez. Alors chaque nuit, à 4 h, Taylor Levy passe la frontière comme travailleuse essentielle. Elle se rend sur le pont. Et elle donne des conseils à ses clients à distance légale. Il y a parfois 150 personnes à divers degrés de détresse.

« L’autre jour, un homme m’a montré sa main. Il s’était fait prendre à essayer de passer tout seul, ils lui ont coupé un doigt. Il était terrorisé. Je ne pouvais rien faire. »

Le pont. Ça se passe souvent sur le pont. Elle me raconte la fois où une fille de 16 ans s’y était retrouvée avec son enfant de 18 mois. Elle essayait de la faire traverser par la douane. Un faucon est arrivé, s’est présenté comme bénévole. Il disait à la jeune mère de le suivre, qu’il allait l’aider.

PHOTO FOURNIE PAR TAYLOR LEVY

Taylor Levy passe la frontière entre les États-Unis et le Mexique à titre de travailleuse essentielle.

« Je savais que c’était pour la kidnapper. J’ai fait une diversion. Il insistait. Ça commençait à se corser. Finalement, on s’est rendus au poste-frontière et je les ai fait passer légalement. Mais j’ai eu chaud. »

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Elle me parle de sa fille, qui vient de quitter la maison à 19 ans. Taylor Levy en a 34.

« Je l’ai adoptée, m’explique-t-elle. En fait, j’ai adopté toute la famille… Ils étaient quatre adolescents réfugiés, de 12 à 17 ans, ils n’avaient personne… »

Il ne suffisait pas à cette femme de risquer sa vie pour défendre les droits de ses clients. Elle en a adopté quatre.

Quand je suis trop ému pour poser une autre question, je me penche sur mon calepin et je prends plein de notes, mais ça ne marche pas tout le temps.

Taylor Levy a reçu le prix des droits de la personne de l’Association des avocats en immigration des États-Unis, pour son travail. Ça fait plaisir. Mais chaque jour depuis qu’elle est avocate apporte de nouvelles difficultés, de nouvelles contraintes. « Il y a des choses que je ne plaide même plus, je sais que je vais perdre.

— Vous continuez quand même…

— Non. Je n’en peux plus. Ça me brise le cœur, mais je m’en vais au mois de décembre. »

Elle a les larmes aux yeux. Elle a touché aux limites physiques et psychiques de son héroïsme.

« J’ai quand même un grand espoir. J’ai été très critique envers Obama-Biden, mais au débat, Joe Biden a reconnu ses erreurs. Et s’il y a du bon à tirer de la situation actuelle, c’est que le public américain a commencé à changer d’opinion. Et l’argent arrive comme jamais pour les organismes d’aide.

— Qu’est-ce que vous voudriez ?

— Je voudrais qu’on arrête de criminaliser les migrants. Je vais avoir l’air d’une mauvaise gauchiste, mais au lieu de les expulser ou de les détenir, on devrait leur mettre des GPS et les laisser en liberté.

« Mais avant, il faut sortir Donald Trump de la Maison-Blanche. L’espoir commence avec ça. »