Dans le nord de l'Irak, les combattants kurdes forment un rempart crucial contre le groupe État islamique (EI). Au front, toutefois, ils se heurtent à la résistance d'une bonne part de la population arabe sunnite. Depuis le début de la crise, la tension monte entre les deux groupes ethniques. La partie est loin d'être gagnée. Et les Kurdes, tout comme leurs alliés occidentaux, devront jouer de prudence afin d'éviter que la lutte contre l'EI ne dégénère en une nouvelle guerre civile.

Passé les points de contrôle tenus par les peshmergas - les forces kurdes du nord de l'Irak -, c'est le désert. Pas une voiture sur la route, pas âme qui vive sur la plaine aride. Les rares villages que nous croisons semblent endormis sous le soleil de midi. Mais il ne faut pas s'y tromper; la région est encore infestée de militants du groupe armé État islamique (EI).

Nous sommes aux abords de la ville de Makhmour, à 100 kilomètres au sud d'Erbil, la capitale du Kurdistan irakien. À bord de deux VUS, des peshmergas armés jusqu'aux dents nous escortent sur la ligne de front. «Il y a quelques jours, cette route était encore contrôlée par l'EI. Quand nous l'avons reprise, il a fallu faire appel à des démineurs. La route était parsemée d'engins explosifs», raconte le commandant Zrian Wassan. Devant notre mine perplexe, il sourit: «N'ayez pas peur, vous êtes avec les peshmergas!»

La bataille a été féroce. En quatre jours, les forces kurdes sont parvenues à reprendre six villages occupés par l'EI. Aucun peshmerga n'a été tué. Mais dans le camp de l'EI, ç'a été l'hécatombe: 47 djihadistes sont morts. «Nous avons pu récupérer huit corps. Deux combattants semblaient être des étrangers, mais ils n'avaient pas leurs cartes d'identité. Les autres étaient des Arabes locaux.»

Nous nous arrêtons au minuscule village de Ali Away Kchka, à 10 kilomètres à l'ouest de Makhmour. Ici comme ailleurs, les habitants ont fui les combats. Des peshmergas campent dans la cour de la mosquée. À l'avant-poste, planqués derrière un monticule de sable et de roches, six d'entre eux surveillent les allées et venues dans le hameau voisin de Ali Away Gawra, où flotte le drapeau noir de l'EI.

Dans leur arsenal, les combattants ont une Douchka, une mitrailleuse toute neuve, cadeau de la France aux peshmergas. D'autres arriveront bientôt; la France, mais aussi la Grande-Bretagne, l'Allemagne et l'Italie ont promis d'armer les Kurdes pour les aider à éradiquer le groupe terroriste du nord de l'Irak.



Une tempête parfaite

La ligne de front s'étend sur près de 1000 kilomètres et longe plus ou moins la frontière du Kurdistan, une région autonome acquise après des décennies de résistance contre la dictature de Saddam Hussein.

Cette fois, l'ennemi est djihadiste. Depuis quelques semaines, les peshmergas gagnent peu à peu du terrain. Début août, c'était une autre histoire. Quand la ville de Makhmour est tombée sous le contrôle de l'EI, une panique monstre s'est emparée d'Erbil. La ville semblait alors à portée de main des islamistes. Les citoyens se sont réfugiés en masse dans les montagnes. Mais des frappes américaines ont freiné les combattants de l'EI, les empêchant in extremis de marcher sur la capitale du Kurdistan.

Depuis, les représentants des pays occidentaux - y compris le ministre canadien des Affaires étrangères, John Baird - font la queue pour rencontrer les leaders kurdes et les assurer de leur soutien. C'est ainsi que le centre de gravité de la guerre en Irak est passé de Bagdad à Erbil. Face à une armée irakienne affaiblie, les peshmergas et leurs alliés kurdes de Syrie apparaissent comme la seule force capable de tenir tête aux djihadistes.

Pour y arriver, le soutien occidental est vital, et pas seulement pour le Kurdistan, note Bahman Hussein, ancien ministre du parlement régional kurde. «Si l'EI n'est pas arrêté ici, dit-il, le groupe deviendra une menace pour le monde entier. Il y aura des dizaines de 11-Septembre aux quatre coins du monde.»

Mais il faudra plus que des frappes aériennes pour vaincre l'EI, prévient Najat Ali Saleh, commandant des peshmergas à Makhmour. Vétéran de la guerre contre Saddam Hussein, c'est lui qui a dirigé les opérations pour prendre le contrôle de la ville, le 9 août. Depuis, ses hommes repoussent l'EI, un village après l'autre. Mais pour éradiquer cette menace pour de bon, il faudra de la patience, de la stratégie, dit-il. Et beaucoup de prudence.

«Nos attaques ne visent pas à prendre le contrôle des villages arabes de la région, mais plutôt à en chasser les combattants de l'EI. Nous sommes là pour libérer ces villages, pas pour les occuper», insiste le commandant Saleh.

«Pour nous, c'est difficile, parce que l'EI est soutenu par de nombreux villageois. Si nous ne faisons pas attention, la bataille contre l'EI risque de se transformer en guerre contre les Arabes.» Et c'est exactement ce que souhaite le groupe terroriste, admet-il. «L'EI détecte nos points faibles et s'y attaque. Il a profité de la guerre civile en Syrie pour s'y engouffrer. En Irak, il profite de l'instabilité du pays, provoquée par les tensions ethniques et religieuses.»

Après la chute de Saddam Hussein, en 2003, le gouvernement chiite a instauré des politiques sectaires qui ont nourri un profond sentiment d'injustice au sein la population sunnite. Ajoutez à cela une invasion américaine désastreuse et une guerre fratricide qui a semé la désolation. En Irak, la tempête était parfaite, dit M. Saleh. «L'EI a exploité tous ces facteurs à son avantage.»

Le début d'une longue guerre

À Makhmour, la vie a repris son cours. Les enfants sont de retour à l'école. Le bazar, ouvert, porte les traces des récents combats. Ici, un mur criblé de balles. Là, un obusier calciné, abandonné par les islamistes. Dans la cour de la mosquée, où ils avaient établi leur quartier général, un cratère creusé par un mortier.

Aujourd'hui, tout est calme. Trop calme, se plaignent les hommes qui tuent le temps au bazar, autour d'un thé sucré. «Toute la région est occupée par l'EI, alors plus personne n'ose s'aventurer ici. Nous suffoquons, les affaires tournent au ralenti», dit l'un d'eux. La liste de ses doléances est longue: il y a peu de travail, peu d'eau courante, et encore moins d'électricité dans la ville, sur laquelle les peshmergas règnent désormais en maîtres.

Makhmour a repris vie, mais s'est vidée du quart de ses habitants. Les citoyens arabes ne sont pas revenus. Et ils ne reviendront pas, à moins d'être prêts à y laisser leur peau. «Ils étaient nos voisins, mais ils ont soutenu l'EI contre nous. Personne ici ne souhaite leur retour», tranchent les hommes du bazar.

Il faudra du temps, répète le commandant Saleh. Il faudra combattre le mal à la base. Lutter contre les sentiments d'injustice et d'insécurité qui nourrissent le terrorisme. «En termes strictement militaires, si nous avons le soutien de l'Occident, oui, nous détruirons l'EI. Mais cette guerre ne sera pas gagnée avec des mesures temporaires. En termes politiques et philosophiques, nous n'en sommes encore qu'au début.»