Les chiffres donnent le vertige: 815 millions d'électeurs, 11 millions d'employés électoraux, 930 000 bureaux de scrutin, 9 jours de votation répartis sur 5 semaines. Depuis le 7 avril et jusqu'au 12 mai, les Indiens se rendent aux urnes pour élire les 543 députés de la Lok Sabha, Chambre basse du Parlement. Au pays de toutes les disparités et diversités, organiser le plus grand exercice démocratique de la planète comporte d'innombrables défis et dangers.

«J'ai voté durant 40 ans pour le parti du Congrès. Maintenant, c'est le temps de changer.» Comme nombre d'Indiens, B N Meitari, habitant du bidonville de Dharavi, en plein coeur de Bombay, a décidé de bouder le gouvernement sortant et de donner sa chance au leader nationaliste hindou Narendra Modi pour relancer une économie qui tourne au ralenti.

«Le Congrès avait promis de nouveaux logements pour les gens de Dharavi, mais rien n'a été construit en 10 ans», expliquait jeudi M. Meitari, employé municipal retraité, en sortant d'un bureau de vote dans le bidonville le plus populeux de la capitale économique indienne.

Parmi la vingtaine de candidats que lui proposait la machine de vote électronique, il a donc jeté son dévolu sur celui du Shiv Sena, une formation régionale d'extrême droite alliée au Parti du peuple indien (BJP) de Narendra Modi.

Idem pour Bala Subramanian, ingénieur informatique de 34 ans, qui avait aussi voté pour le Congrès aux législatives de 2009. «Les prix des produits, les coûts des transports, tout augmente. La vie est de plus en plus difficile. Alors je vote pour Modi. Il parle bien et ce qu'il dit est juste.»

«Ne demandez pas aux gens pour qui ils votent, vous allez déclencher des émeutes!», interrompt une dame, mi-sérieuse. C'est que dans ce bidonville multiconfessionnel et multiethnique, où les niqabs et les minarets côtoient les saris et les temples à la gloire de Shiva, les violences entre la majorité hindoue et la minorité musulmane qui ont secoué Bombay en 1992-1993 ont été particulièrement sanglantes.

Dix ans plus tard, des émeutes similaires avaient éclaté dans l'État du Gujarat, dirigé par Narendra Modi. Son arrivée au pouvoir, prédite par les sondages, fait ainsi craindre un regain de tensions. Mais Bala Subramanian, hindou de confession, estime que «s'il y a du développement économique, il n'y aura pas de problème d'harmonie intercommunautaire».

À Agripada, quartier à forte majorité musulmane situé dans le sud de Bombay, le spectre d'un gouvernement dirigé par Narendra Modi n'inquiète pas non plus outre mesure Sadique Shaikh, 21 ans. «Nous vivons dans un pays démocratique. S'il est élu, [Modi] aura bien d'autres préoccupations que de déclencher des émeutes partout dans le pays. De toute façon, il serait mis en prison pour ça, même s'il est premier ministre», dit Sadique, qui fait confiance aux mécanismes de contrepouvoir.

Cela dit, pour son premier vote, ce finissant en ingénierie a décidé d'appuyer le «Parti de l'homme ordinaire» (Aam Aadmi Party) d'Arvind Kejriwal. Cette nouvelle formation, qui a fait de la lutte anticorruption son cheval de bataille, est particulièrement populaire parmi l'élite éduquée et laïque.

«Kejriwal veut révolutionner le système démocratique et nous en avons bien besoin. Nous ne pourrons jamais devenir une grande puissance, même si nous avons les ressources pour cela, tant qu'il y aura de la corruption. Le Congrès et le BJP ont eu leur chance et nous ont déçus. Nous devrions au moins essayer [le AAP]», plaide-t-il.

Malgré tous ces votes contestataires, le Congrès, «parti de gouvernance naturel» de l'Inde depuis son indépendance en 1947, jouit toujours de bases électorales fortes - minorités, pauvres, paysans, laïcs. «J'ai voté pour la main [symbole du Congrès], comme toujours», lance ainsi sans plus d'explications Swamy Mutthiah, un vendeur d'idlis (petites galettes de riz salées originaires du sud de l'Inde), au sortir d'un bureau de vote de Dharavi.

À en croire les preneurs de paris illégaux de la ville, M. Mutthiah et d'autres devraient permettre au Congrès et à ses alliés de conserver la plupart sinon la totalité des six sièges qui étaient en jeu jeudi dernier à Bombay, lors de la sixième des neuf phases de l'élection, qui se déroule jusqu'au 12 mai aux quatre coins du pays.

À l'échelle nationale par contre, la défaite du Congrès s'annonce cuisante. Réponse lors de l'annonce des résultats le 16 mai.

Un processus insolite

En dépit de tous ses travers, la démocratie indienne demeure la plus grande de la planète. En chiffres, du moins. Elle est probablement aussi la plus insolite. Voici cinq particularités du processus électoral indien.

Deux circonscriptions pour le prix d'une

Pourquoi se présenter dans une seule circonscription lorsqu'on peut le faire dans deux? C'est la conclusion à laquelle est arrivé Narendra Modi, probable prochain premier ministre du pays. «NaMo» brigue les suffrages à la fois en Uttar Pradesh, l'État le plus populeux et donc le plus important pour la victoire, et dans une circonscription sûre du Gujarat, dont il est le populaire ministre en chef. Depuis 1996, la loi électorale indienne permet ce genre de stratagème. Avant cela? Il n'y avait carrément pas de limites. Lors des élections de 1971, le chef d'un parti a posé sa candidature à quatre sièges de l'Assemblée législative de l'État d'Orissa et... a été battu partout. Heureusement, il a eu l'instinct politique de briguer en même temps un cinquième siège, fédéral celui-là, qu'il a remporté.

Véhicules au service de la nation

En période électorale, mieux vaut laisser sa voiture au garage, sous menace de se la faire «emprunter» par la commission électorale, qui a le pouvoir de réquisitionner tout véhicule dont elle estime avoir besoin pour mener à bien le scrutin. Des agents postés sur les artères principales sont chargés d'intercepter les véhicules idéaux - les VUS sont les plus prisés. À moins de trouver une bonne excuse, le conducteur doit leur en remettre les clés. Le parc gouvernemental est réquisitionné en premier lieu, puis les taxis et autres véhicules commerciaux, mais des dizaines de milliers de voitures de particuliers sont utilisées à chaque scrutin en échange d'une maigre compensation. Et en cas de dommages ou d'accident, la Commission a la réputation d'être plutôt radine.

Le troisième sexe

Elles font partie du paysage indien depuis plus de 4000 ans, mais ce n'est que la semaine dernière que les hijras - ou transgenres - ont vu leur statut reconnu par la Cour suprême. Précurseure, la Commission électorale a déjà ajouté il y a deux ans une case «autre» dans la catégorie «sexe» de son formulaire d'inscription. Seulement 28 314 électeurs ont choisi de s'inscrire comme tels, même si cette communauté hautement discriminée compterait de 3 à 5 millions de membres. Les hijras n'ont le droit de vote que depuis 1994. Quatre ans plus tard, une première transgenre a été élue à l'Assemblée législative de l'État du Madhya Pradesh.

Précieux électeur

Malgré de nombreux cas d'intimidation d'électeurs, de violence, d'achats de vote et autres irrégularités attribuables aux partis au pouvoir comme ceux de l'opposition, les élections indiennes demeurent un réel exercice démocratique dans lequel chaque vote compte. Et la Commission électorale est prête à tout pour permettre aux électeurs de voter à moins de 2 km de chez eux. À la fin du mois, une équipe d'employés électoraux, épaulée par des gardes forestiers, parcourra ainsi 35 km dans une forêt habitée par de nombreux lions asiatiques afin de permettre à Mahant Bharatdas Darshandas, prêtre reclus d'un temple hindou et seul résidant de l'endroit, d'exercer son droit de citoyen.

Oeufs, encre et gifles

Le chef du «Parti de l'homme ordinaire», Arvind Kejriwal, en aura vu de toutes les couleurs durant cette campagne. Littéralement. Refusant de se balader avec des gardes du corps comme les autres leaders, il a été attaqué à plusieurs reprises. On lui a lancé des oeufs, aspergé le visage d'encre, et il a été giflé et frappé par des détracteurs lors de manifestations publiques. Fidèle au principe de non-violence du Mahatma Gandhi, il a pardonné à ses assaillants et est même allé les visiter alors que ceux-ci... sortaient de l'hôpital après avoir été passés à tabac par ses partisans!

Photo Reuters

Des électeurs s'entassent devant un bureau de scrutin à Shabazpur Dor, dans l'État d'Uttar Pradesh.

Photo Reuters

L'index d'une électrice est marqué à l'encre après le vote à Shilatne, dans l'État du Maharashtra.

En chiffres

100 000 000

Nombre de nouveaux électeurs parmi les 815 millions inscrits.

17%

Pourcentage des candidats qui font face à des accusations criminelles. Près du tiers des députés sortants ont des démêlés avec la justice.

1/13

Les femmes ne représentent que 7,3% des prétendants à un siège à la Lok Sabha.

30 050 000 000

Les partis politiques indiens devraient dépenser plus de 30 milliards de roupies (environ 555 millions de dollars) pour cette élection. C'est trois fois plus que lors du dernier scrutin, en 2009. De cette somme, le tiers proviendrait de sources occultes.

Les enjeux

Corruption

Les 10 ans de règne du Congrès national indien et de ses alliés ont été entachés par des scandales de corruption à répétition. Le BJP promet une «bonne gouvernance», mais son bilan en matière de malversations dans les États qu'il dirige n'est guère plus reluisant.

Économie

Inflation oscillant autour de 10%, croissance de moins de 5%, prix des denrées en constante hausse: l'économie indienne n'est pas au sommet de sa forme, deux décennies après sa libéralisation. Le gouvernement sortant justifie la lenteur actuelle du développement par sa volonté d'«inclure» tous les Indiens, riches et pauvres, dans le processus. L'opposition du BJP promet de stimuler l'entrepreneuriat afin de provoquer un «miracle» économique, sur le modèle de l'État du Gujarat, dont Narendra Modi est le ministre en chef.

Communautarisme

Les violences intercommunautaires en Inde - le plus souvent entre hindous et musulmans ou entre différentes castes hindoues - sont récurrentes. La candidature de Narendra Modi, associé à l'aile la plus chauviniste du BJP hindouiste, et les discours enflammés de certains de ses collaborateurs durant la campagne font craindre le pire. Au début du mois d'avril, des acteurs et producteurs de Bollywood sont sortis de leur impartialité habituelle pour appeler à voter pour «un parti laïque», Congrès ou autre, afin de préserver l'harmonie intercommunautaire du pays. Plusieurs vedettes se sont toutefois portées à la défense de Modi ou sont carrément candidats pour le BJP.

Les partis en lice

Miné par les scandales de corruption, le Congrès national indien (centre gauche) s'apprête à subir une dure défaite électorale. Le Parti du peuple indien (droite, chauviniste hindou) est donné gagnant par les sondages. Les formations régionales pourraient se retrouver avec la balance du pouvoir.

Bharatiya Janata Party

Narendra Modi

Au pouvoir entre 1998 et 2004, le Parti du peuple indien et ses partenaires de l'Alliance démocratique nationale (NDA) sont les mieux placés pour former le prochain gouvernement. Actuellement crédités de 234 à 246 sièges, ils devraient toutefois avoir du mal à atteindre la majorité absolue de 272 sièges. C'est que leur leader, Narendra Modi, ne laisse personne indifférent. Ses partisans voient en lui un dirigeant fort - voire autoritaire - et un administrateur visionnaire capable de relancer une économie en déroute. Cet ancien vendeur de chaï (thé) est aussi perçu comme le défenseur des valeurs et des intérêts des hindous, qui représentent 80% de la population dans le pays. Et c'est justement ce qui inquiète ses détracteurs, notamment ceux de la minorité musulmane (13%). En 2002, des émeutes antimusulmans ont fait plus de 1000 morts au Gujarat, un État de l'ouest du pays, dont Narendra Modi est toujours le ministre en chef. Accusé d'inaction et même d'avoir orchestré les violences, il a été blanchi par la justice. Certains de ses proches collaborateurs ont toutefois été reconnus coupables. Le parti jure qu'il protégera les minorités, mais certains discours enflammés de ses candidats laissent craindre un regain de tensions interconfessionnelles.

Congrès national indien

Rahul Gandhi

Après 10 ans au pouvoir avec ses alliés de l'Alliance progressiste unie (UPA), le parti historique de l'indépendance indienne retournera vraisemblablement dans l'opposition. Ses deux mandats ont été entachés par de nombreux scandales de corruption. Fidèle à son passé socialiste, le Congrès a instauré de vastes programmes sociaux au bénéfice des plus démunis: emploi rural garanti, subvention des produits de première nécessité, dîner gratuit pour 120 millions d'écoliers, etc. Le gouvernement du très effacé économiste Manmohan Singh n'a toutefois pas su relancer l'économie (4,7% de croissance contre 9% en 2004) et contrôler l'inflation. L'arrivée à la tête de la campagne de Rahul Gandhi, 42 ans, n'aura pas réussi à rajeunir l'image du parti. Peu charismatique et peu expérimenté, le dernier rejeton de la dynastie Nehru-Gandhi est perçu comme le meilleur premier ministre potentiel par seulement 15% des électeurs, contre 34% pour son rival Narendra Modi. Si jamais les hindouistes du BJP n'arrivent pas à composer une coalition majoritaire, le président indien pourrait toutefois se tourner vers le Congrès, laïc, pour former le gouvernement.

Aam Aadmi Party

Arvind Kejriwal

Coqueluche des médias et de l'intelligentsia indienne, le « Parti de l'homme ordinaire » (AAP) a un objectif bien précis: en finir avec la corruption et la «culture VIP» de l'élite politique. Créé il y a moins de deux ans à la suite d'un vaste mouvement populaire, l'AAP a causé la surprise en décembre en terminant deuxième lors des législatives dans la capitale New Delhi. Le gouvernement minoritaire qu'il y a formé par la suite n'aura duré que 49 jours. Après son échec à faire adopter une loi anticorruption, le leader de l'AAP Arvind Kejriwal a annoncé sa démission. Question de principe. En campagne électorale, le parti a adopté une stratégie «kamikaze»: ses têtes d'affiche se présentent contre les politiciens qu'ils estiment être les plus corrompus. Arvind Kejriwal affrontera ainsi nul autre que Narendra Modi, très probable futur premier ministre du BJP. Si les «hommes ordinaires» ont peu de chance de faire élire plus qu'une poignée de députés, ils pourraient bien brouiller les cartes dans plusieurs circonscriptions.

Les faiseuses de roi

Mayawati, Jayalalithaa et Mamata Banerjee

Depuis 1989, aucun parti n'a réussi à former un gouvernement majoritaire sans s'allier à une panoplie de petits partis. Résultats : les formations régionales ont souvent le loisir de faire et défaire des gouvernements au gré de leurs intérêts. Pour cette élection, les clés du pouvoir pourraient se trouver entre les mains de trois femmes de fer: Mayawati, leader du BSP et ancienne ministre en chef de l'Uttar Pradesh, l'État le plus populeux du pays avec 200 millions d'habitants ; Mamata Banerjee, à la tête du Bengale-Occidental et du parti Trinamool Congress; et Jayalalithaa, ancienne actrice, ministre en chef du Tamil Nadu et numéro un de l'AIADMK. Associées à différentes coalitions par le passé, elles ont décidé de faire «cavalières seules» pour cette élection. Leur rêve le plus fou: une alliance de partis régionaux prenant le pouvoir à New Delhi avec à sa tête, l'une d'elles.