Dans la plus grande démocratie du monde, mafias et partis politiques dépensent des millions pour se faire élire. Ils payent les électeurs et influencent le vote malgré les efforts de la Commission électorale. Notre collaborateur a été témoin de manoeuvres illégales flagrantes au moment où votent, ces jours-ci, 108 millions d'Indiens.

L'air menaçant, trois militaires, fusil d'assaut en bandoulière, gardent un bureau de vote du district d'Etah, dans l'État de l'Uttar Pradesh. Ils ont l'ordre d'empêcher les candidats d'entrer. L'un d'eux, Rameshwar Singh, tout sourire, leur passe pourtant sous le nez et remonte la file d'attente. En toute illégalité.

Depuis 5 h du matin, ce petit moustachu aux cheveux rasés poivre et sel, court les bureaux un par un à bord de son 4x4 blanc. Chaque fois, il interpelle le président du bureau: «Tu travailles trop lentement! La participation n'est que de 50% alors qu'il est déjà 15 h.»

Puis Rameshwar Singh repart à tout à allure. Il n'a pas le droit d'influencer le vote. La loi lui impose de rester chez lui. Qu'importe. Membre du Samajwadi Party, la principale force d'opposition, il tente de faire monter le taux de participation en ce jour d'élections.

Depuis le 8 février et jusqu'au 3 mars, l'Uttar Pradesh, l'État le plus peuplé de l'Union indienne, avec 200 millions d'habitants, renouvelle ses députés à l'Assemblée législative. Pas moins de 108 millions d'électeurs sont inscrits sur les listes électorales.

Le parrain

Rameshwar Singh sait qu'en Inde, les électeurs ont tendance à voter contre le gouvernement sortant, tenu ici par le BSP. Plus la participation est élevée, plus il aura de chances d'être élu. Assis à l'avant de son 4x4, il appelle les présidents des bureaux de vote sur leur téléphone portable: «À combien s'élève la participation? J'ai obtenu combien de voix?» La pratique est illégale. Mais ses interlocuteurs lui communiquent les chiffres sans hésiter.

Rameshwar Singh est une sorte de parrain. Outre un hôtel dans la très touristique ville d'Agra, où se trouve le Taj Mahal, il possède au moins 12 hectares de terres agricoles et plusieurs immeubles résidentiels dans ce district où on cultive le blé et la pomme de terre.

Certains villageois se prosternent pour le saluer. «Cette région m'appartient», lance-t-il avec fierté. Rameshwar Singh est confiant: il a payé les électeurs pour qu'ils votent pour lui.

«La veille des élections, des militants des deux principaux partis, le Samajwadi Party et le BSP, sont venus chez moi, raconte Bihari, un petit paysan qui arrondit ses fins de mois en travaillant comme chauffeur de taxi. Ils nous ont offert 1000 roupies (20 dollars). C'est beaucoup d'argent pour moi qui n'en gagne que 3000 chaque mois.»

Rameshwar Singh refuse de dévoiler ses dépenses de campagne. Mais elles s'élèvent à au moins 4 millions de roupies (81 000 dollars). Dans la circonscription où il se présente, il a en effet payé près de 4000 foyers.

Système corrompu, scrutin populaire

En Inde, il n'y a pas de subventions publiques pour les dépenses de campagne. Chaque parti et chaque candidat la financent eux-mêmes. Un phénomène qui rapproche les partis politiques des mafias malgré les efforts de la Commission électorale depuis plus de 20 ans pour contrôler les dépenses de campagne.

Paradoxe: le système a beau être corrompu, à Etah, les électeurs sont heureux de voter. Comme c'est l'usage en Inde, la journée est fériée et tous les commerçants d'Etah ont baissé leurs rideaux. Le long des routes, des groupes de femmes, vêtues de leurs plus beaux saris, convergent vers les bureaux de vote. «Même si je n'avais pas été payé, je serais allé voter, confie Bihari. J'ai soutenu le Samajwadi Party parce qu'il défend l'intérêt des paysans. Et ses membres sont de la même caste que moi. Je suis fier de leur réussite et je leur fais confiance.»