Après avoir durement frappé les villes indiennes, la deuxième vague de COVID-19 migre depuis quelques semaines vers les villages, où habitent près des deux tiers des 1,3 milliard d’habitants du pays. Dans les zones rurales, les installations de santé sont au mieux déficientes, au pire inexistantes, a constaté notre collaborateur.

(Hatane, Inde) La route de terre est étroite, cahoteuse, labyrinthique et surtout, elle paraît ne mener nulle part. Le énième homme interpellé sur le bord de la route principale l’a pourtant assuré : c’est bien au bout de ce chemin que se trouve l’hôpital ReVera, celui où aboutissent tous les patients covidiens très malades des environs.

Après une quinzaine de minutes de route, voilà qu’apparaît enfin l’hémicycle jaune défraîchi du ReVera, l’hôpital privé désaffecté avant la pandémie que les autorités de Palghar ont réquisitionné pour y installer 200 lits. Mais encore faut-il s’y rendre…

Au milieu de la cour de l’hôpital trône la nouvelle pièce de résistance de l’établissement : un générateur capable de produire de l’oxygène à partir de l’air ambiant. Peu d’hôpitaux du pays ont une telle chance. En octobre, le gouvernement indien avait prévu en installer dans 162 établissements. Mais le processus bureaucratique a traîné en longueur. Lorsque la deuxième vague a frappé à la fin de mars, seuls 33 générateurs étaient opérationnels, dont celui du ReVera.

PHOTO FRÉDÉRICK LAVOIE, COLLABORATION SPÉCIALE

Aperçu de l’hôpital ReVera, dans le district de Palghar, et de son générateur capable de produire de l’oxygène à partir de l’air ambiant

Une médecin de l’hôpital, qui n’a pas été autorisée par ses supérieurs à révéler son nom, le confirme : au cours des dernières semaines, le générateur a sauvé de multiples vies. Les bonbonnes rechargeables utilisées lors de la première vague n’auraient pas suffi alors que les patients arrivaient plus nombreux que jamais.

« Chaque jour, nous perdons quatre ou cinq patients », raconte la gynécologue en début de carrière, affectée depuis six mois au traitement de la COVID-19. « Nous avons 29 respirateurs. Il en manque parfois, mais nous ne pouvons pas en ajouter parce que nous n’aurions pas la main-d’œuvre suffisante.

« C’est une situation très difficile, mais nous nous débrouillons. Et c’est une grande fierté quand nous arrivons à sauver une vie. »

Survivre au coronavirus… et au confinement

À une heure de route de l’hôpital ReVera, dans le village de Jamsar, Vilas Tarar se rappelle les deux premiers jours qu’il a passés dans un centre de quarantaine avec le souffle court. « Le docteur m’a dit qu’il devait garder le peu de réserve qu’il restait si jamais un patient dans une situation plus grave se présentait », raconte l’homme de 35 ans.

S’il est soulagé d’avoir vaincu la COVID-19 et heureux que personne d’autre de sa famille n’ait été infecté, M. Tarar s’inquiète néanmoins de son avenir, même à court terme. Avec les mesures de confinement en place dans l’État du Maharashtra jusqu’au début de juin, le parc aquatique qui l’emploie comme gardien demeure fermé. Sans salaire, il voit les réserves d’argent et de nourriture de sa famille s’amenuiser de jour en jour.

Avant, nous mangions bien, mais maintenant, le prix des légumes a augmenté et on doit restreindre les quantités d’huile et d’épices que l’on met dans nos repas.

Vilas Tarar, chômeur et père de deux jeunes filles

Même pour ceux qui produisent les légumes, la situation est précaire. En ce jeudi matin, au marché du village de Kasa, la fermière Sunita Dulsara, dûment masquée, vend des aubergines, des fèves et des rhizomes de curcuma, étalés sur une bâche. Sur les coups de 11 h, elle devra toutefois tout remballer. Les restrictions ne permettent la vente que quatre heures par jour, quatre jours par semaine. « Avant, je pouvais faire de 1000 à 5000 roupies par jour, mais maintenant, si je récolte 500 roupies [8 $ CAN], c’est bon », se désole-t-elle.

Mme Dulsara a aussi perdu une bonne partie de sa production de tomates dernièrement, les acheteurs en gros n’ayant pas pu la visiter au moment où elles étaient mûres. « Si les mesures de confinement sont resserrées ou durent plus longtemps, ça tombera sur notre estomac », prévient-elle.

PHOTO ZOYA THOMAS LOBO, COLLABORATION SPÉCIALE

Sunita Dulsara, dûment masquée, vend des aubergines, des fèves et des rhizomes de curcuma au marché du village de Kasa.

Sunita Dulsara a également une autre préoccupation. Depuis plus d’un an, comme près de 300 millions d’enfants en Inde, ses trois filles n’ont pratiquement pas vu les bancs de leur école. « Lorsque mon aînée assiste à ses classes sur notre téléphone, les deux autres ne peuvent pas le faire au même moment », explique-t-elle.

Dans les zones rurales de Palghar, où le taux d’alphabétisation est sous la barre des 50 %, ce retard dans les apprentissages pourrait avoir des conséquences à long terme sur les enfants et leur famille, prévient entre autres l’UNICEF.

Contrer l’hésitation vaccinale

Pour freiner la troisième vague attendue et éviter d’autres mesures sévères de confinement, les autorités sanitaires du district de Palghar misent plus que jamais sur la détection rapide et l’isolement des cas positifs. Il a aussi fallu mettre en place des stratégies pour surmonter la réticence de nombreux villageois à l’égard du vaccin, confie un officiel du district qui n’a pas la permission de s’adresser aux journalistes.

Nous nous rendons dans un village, vaccinons quelques dizaines de volontaires, puis revenons quelques jours plus tard. Nous prenons alors en exemple les personnes vaccinées pour prouver aux autres qu’elles n’ont rien à craindre.

Un officiel du district de Palghar

Mais pour vacciner massivement, encore faut-il une quantité suffisante de vaccins. Actuellement, la capacité d’inoculation à Palghar dépasse largement celle des gouvernements central et étatique à fournir des doses.

« Nos équipes sont prêtes », dit laconiquement l’officiel, impatient que l’Inde arrive à produire ou acheter assez de vaccins pour mettre au plus vite la pandémie derrière elle.

Ce reportage a été réalisé avec une bourse du Fonds québécois en journalisme international.

Le nombre de victimes dépasse de loin les chiffres officiels

Les chiffres officiels de la COVID-19 en Inde sous-estiment fortement l’ampleur réelle de la pandémie dans le pays, selon une analyse faite par le New York Times. D’après leurs estimations basées sur les recherches de plus d’une douzaine d’experts, la situation en Inde varie de mauvaise à catastrophique. À l’heure actuelle, le pays recense 26,9 millions de cas et 307 231 morts. Selon le scénario le plus probable, l’Inde a plutôt 539 millions de cas et 1,6 million de morts. Le nombre de cas réel serait donc 20 fois plus élevé que les données rendues publiques actuellement, tandis que le nombre de morts serait cinq fois plus élevé. Il s’agit de la perte la plus catastrophique au monde. Vendredi, l’Organisation mondiale de la santé a publié un rapport indiquant que le nombre de décès dus à la COVID-19 dans le monde pourrait être deux ou trois fois plus élevé que ce qui a été rapporté. Les sous-estimations du nombre de cas et des morts en Inde pourraient être accentuées en raison des défis techniques, culturels et logistiques.

Alice Girard-Bossé, La Presse